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5.1. « Tonner contre » ?

Faut-il en finir avec le baroque ? On s’imagine mal aujourd’hui, alors que le baroque tient désormais sa place, entre Renaissance et claccicisme, dans tous les manuels scolaires, la violence des polémiques suscitées, dans les années 1950 et 1960, par l’introduction dans le champ littéraire de cette catégorie de l’histoire de l’art. Les tenants du classicisme se sentaient bafoués : la France ne pouvait être que du côté de l’ordre, de l’unité, de la régularité et de la symétrie, aussi l’idée même d’un baroque français leur paraissait-elle incongrue et inappropriée : « laissons à l’Italie », pensaient-ils comme Boileau, « de tous ces faux brillants l’éclatante folie ». D’autres se méfiaient des accointances entre baroque et catholicisme.
Les tensions sont retombées, s’accordent à dire les spécialistes. Que reste-t-il aujourd’hui de cette notion, rejetée par son instigateur lui-même ? Après avoir écrit, dès 1967, un article intitulé « Adieu au baroque ? », avec encore un point d’interrogation, Jean Rousset renonce à la catégorie qu’il a contribué plus que tout autre à promouvoir dans son ouvrage testamentaire, Dernier Regard sur le baroque, paru chez Corti en 1998. Reniée par son principal promoteur, faut-il encore songer à défendre le baroque ? Se contenter de « tonner contre », pour reprendre le titre d’un colloque qui s’est tenu il y a quelques années et dont on peut lire les actes en ligne]], ne relève-t-il pas du conformisme et de la paresse intellectuelle plus que d’une sage évaluation de cette notion ?

Malgré le succès opératoire des thèses de Rousset qui, de son aveu même, ont permis la « reconquête » de territoires inconnus et méprisés, des voix se sont élevées pour remettre en cause la légitimité de sa notion. On n’a sans doute pas pris assez garde que, dès l’époque de son grand ouvrage sur le sujet, Rousset lui-même jetait un oeil critique sur sa méthode : il n’est pas judicieux, estime-t-il, d’opter pour « la confrontation directe d’une oeuvre plastique à une oeuvre littéraire, précisément parce que les conditions d’existence, la substance de chacune de ces oeuvres sont sans commune mesure » [1] ; cette méthode risquerait « de mener à des à peu près ou à des malentendus ». D’où l’emploi de critères communs aux baroque littéraire et artistique, qui permettent une « confrontation indirecte » à ses yeux bien plus pertinente. L’affirmation d’une hétérogénéité des arts constitue en effet une objection majeure, soulignée peu après la publication de La littérature de l’âge baroque en France par le maître et ami de Rousset, Marcel Raymond. Celui-ci, bien qu’il salue l’auteur de Circé et le paon comme « maître pilote en baroquie » et propose à son tour des études sur Ronsard et Malherbe considérés dans la perspective baroque, n’en ouvre pas moins son ouvrage Baroque et Renaissance poétique [2] par un long essai théorique, particulièrement clairvoyant, où il souligne la différence d’essence entre les arts plastiques, qui sont de l’ordre du visuel, du matériel et de l’instantéanité (une sculpture un tableau se perçoivent d’un coup d’oeil dans leur totalité), la littérature est du côté du verbal, donc de l’immatériel, et de la durée : l’oeuvre exige d’être déployée dans le temps pour être appréhendée. Ces deux formes d’expression ne supposent donc pas de recourir aux mêmes moyens. A sa suite, d’éminents spécialistes de la question comme Didier Souiller et Jean-Pierre Maquerlot s’arrêteront également sur les difficultés théoriques que soulève la transposition d’un art à l’autre. Souiller décide de conserver la notion, mais en se débarrassant de la référence aux arts plastiques.

D’autres spécialistes, en revanche, tout aussi éminents, considèrent que la transposition inter-artistique s’impose, ainsi Pierre Grimal :

« La littérature (...) n’est souvent que l’expression la plus bruyante de conceptions empruntées à d’autres arts. Ceux-ci, peinture, jardin, architecture, mise en scène théâtrale, musique, contribuent, plus profondément peut-être, à former, puis à généraliser, enfin à imposer aux écrivains eux-mêmes une esthétique d’abord diffusée, dont ils feront tant bien que mal la théorie. » [3]

Marcel Raymond, dès 1955, souligne d’autres faiblesses dans le montage conceptuel de Rousset, en particulier, le peu d’égards qu’il accorde aux questions d’espace et de chronologie. Le baroque architectural, s’il commence vers 1580-1600, se poursuit jusqu’au XVIIIe siècle. S’agissant de la France, les difficultés sont d’autant plus aiguës que le classicisme est postérieur au baroque (1660-1680). Par ailleurs, comme interroge Rousset lui-même à la fin de sa carrière, « fallait-il faire le détour du baroque romain pour aller à la rencontre de poètes français » [4]. Raymond pointait déjà « le défaut de synchronisme, d’une nation à l’autre, mais aussi d’un art à l’autre ».

Le troisième défaut consiste, de l’aveu même de Rousset là encore [5], à enfermer toutes les oeuvres d’une période sous le vocable réducteur d’« âge baroque », au moyen d’une grille nécessairement simplificatrcie, qui ne permet pas de mesurer la complexité ni le caractère composite de la production d’une époque, particulièrement s’agissant du XVIIe siècle qui fut d’une grande diversité générique, stylistique, et où s’exprimèrent des sensibilités multiples.

La quatrième objection méthodologique concerne le caractère « exogène » de la notion. Aucun artiste, aucun écrivain ne s’est jamais pensé comme « baroque ». Il n’en va pas de même pour des catégories « endogènes » comme le romantisme, ou le surréalisme, que des contemporains ont pu définir et revendiquer, manifestes à l’appui. Il est délicat, aux yeux de beaucoup de spécialistes actuels, d’utiliser cette catégorie artificielle, construite au XIXe siècle. Rousset finit par considérer que cette construction est « sa fiction » [6], que « le baroque pose au XVIIe siècle des questions qui ne sont pas les siennes » [7] mais dépendent de notre façon moderne de regarder le passé. L’on peut légitimement, pensent-ils, préférer des notions employées à l’époque, comme celles, pour la France, de galanterie ou de préciosité, qui présentent des accointances avec ce que Rousset reconnaît comme « baroque ». Rousset lui-même, dans son Dernier Regard sur le baroque, se laisse gagner par ces arguments. Il se range au sentiment de Marc Fumaroli qui substitue au couple baroque/classicisme celui d’asianisme/atticisme :

Il semble plus simple et plus naturel d’emprunter sa terminologie à la tradition rhétorique revivifiée par l’humanisme du XVIe siècle, et de retraduire « baroque » par « asianisme », « classicisme » par « atticisme ». On dispose ainsi d’instruments d’analyse familiers aux lettrés du XVIe et du XVIIe siècle (ce qui n’est pas le cas de « baroque » et « classicisme » introduits après coup" [8].

Ces deux termes, « applicables sans distorsion au domaine littéraire » [9] renvoient à deux conceptions de la rhétorique : la première illustrée jadis par les orateurs d’Asie mineure, se caractérise par l’ampleur, la richesse des ornements, l’abondance des figures, le privilège accordé à la séduction et à l’émotion ; la seconde, celle des orateurs d’Athènes au temps de Périclès, se définit par la brièveté, la précision, la rigueur. Nul besoin, pour l’auteur de L’âge de l’éloquence, de s’encombrer de notions floues et incertaines, quand on dispose des propres outils rhétoriques que connaissaient les contemporains : l’abondance du style jésuite relève de l’asianisme, le style serré et haletant des Provinciales de Pascal est du côté de l’atticisme. Fumaroli oppose ainsi une écriture jésuite, catholique ultra-montaine, à une rhétorique plus serrée, plus rigoureuse, gallicane, illustrée par exemple par les jansénistes.

Autre flottement : le rattachement du baroque au religieux. Si, comme on l’a vu, et comme le montre par exemple l’exposition d’Alain Tapié à Caen « Baroque vision jésuite », le baroque architectural a partie liée, étroitement, avec l’impulsion catholique, ni Wolfflin ni Rousset n’envisagent le baroque sous cet angle. Alors même que Rousset adopte pour définir ce courant le paradigme “borromino-berninesque” (deux artistes commandités par les autorités de l’Eglise catholique), il ne fait aucune allusion, s’asgissant des lettres, à un quelconque partage idéologique ou spirituel : l’homogénéité du baroque qui caractérise selon lui tout un âge traverse les frontières religieuses. Les protestants D’Aubigné, ou Sponde dans les vers qui précèdent sa conversion, sont pour lui des représentants d’une sensibilité baroque au même titre que des catholiques militants comme Chassignet ou La Ceppède, par exemple. Un tel découplage rend la mobilisation de la notion malaisée : que l’appel aux sens, à l’émotion, la volonté de surprendre, participent d’une sanctification de la matière qui distingue le catholicisme, confiant dans les facultés humaines, d’un protestantisme anti-humaniste, on peut le concevoir ; mais dans ces conditions, pourquoi retrouvons-nous les mêmes formules esthétiques de part et d’autre de la fracture ouverte par la Réforme ? Rousset ne répond à cette question, ni ne la pose jamais fermement ni directement.

On peut ajouter encore une autre limite, consubstantielle aux ambitions mêmes des maîtres qui ont promu la notion : celle d’un renversement systématique des valeurs qui ne fit pas évoluer en profondeur notre conception de la littérature, et se contenta plutôt d’en inverser les signes. Raymond, Lebègue, Boase et autres pères fondateurs de la notion avaient à coeur d’instaurer une confrontation entre le baroque et le classicisme ; ils exaltèrent dans les poètes oubliés leur irrégularité, leur bizarrerie, leur excentricité, leur goût de l’excès, c’est-à-dire tous ces reproches que leur avaient adressé les « classiques », et que leurs thuriféraires admiraient désormais au titre de leur liberté créatrice.

Le baroque a souffert d’un déficit de définition stable, qui a permis à bien des critiques de brandir cette catégorie, jusqu’à ce qu’il ne reste du baroque qu’une coquille vide privée de tout contenu.

Cette faute de méthode en incombe, partiellement au moins, à Rousset, qui reconnaît, dans son dernier livre, que les mailles de sa grille sont « très larges, trop larges » (DRB 19). 5) L’un des défauts de l’approche purement thématique de Rousset est en effet de ne jamais nous donner d’explication sur la présence et l’abondance des thèmes qu’il relève. Pourquoi la bulle, le papillon, le vent, l’arc-en-ciel sont-ils des motifs baroques ? Rousset se contentait d’observer cette convergence de thèmes, sans proposer d’étiologie qui en rendît compte ; il ouvrait la porte à tous les abus herméneutiques.

Nous sommes ici au point nodal qui cristallise les contestations : le baroque serait une notion trop indéterminée pour ne pas autoriser toutes les dérives, y compris celle qui parut la plus grave aux promoteurs d’un baroque historique : l’exportation de la notion de baroque à d’autres époques qu’à l’Ancien Régime. Dès 1967, Marie-Louise Tricaud donne l’exemple de cette extropolation délicate dans sa thèse intitulée « Le baroque dans le théâtre de Claudel » [10]. Plus récemment, Johan Faerber a fait paraître chez Champion un ouvrage sous le titre Pour une esthétique baroque du nouveau roman, où il considère la catégorie comme « une notion hétérochronique qui permet de réinventer une autre notion problématique : le ’Nouveau Roman’ ».

Qu’il s’agisse de Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, l’esthétique baroque donne la chance de rassembler ces romanciers d’allure disparate en un groupe littéraire à l’identité textuelle homogène. L’ère du soupçon serait alors un retour à l’âge baroque.

Retour, ou invention ? Loin de devoir discréditer a priori le baroque au prétexte d’un retour du vieil « éon », cette facilité à user de cette notion pour décrire les œuvres littéraires du milieu du XXe siècle doit nous interroger. Cette efficacité inattendue est-elle le signe que la notion est trop large et par là inutile ? Ne serait-ce pas plutôt que ces créations, en France mais aussi et peut-être surtout en Amérique du Sud, sont contemporaines de la mise en place de la catégorie de baroque, et qu’écrivains et théoriciens (qui sont souvent les mêmes) partagent les mêmes questionnements, qui sont ceux de leur époque ? Le baroque, appliqué aux œuvres du XXe siècle, retrouverait alors le caractère endogène qu’on lui refuse lorsqu’on l’applique aux créations des XVIIe et XVIIIe siècles. Le baroque dans ce cas ne serait pas un « éon » ni même une « hétérochronie » : il faudrait le penser dans un temps long, celui d’un dialogue entre deux siècles. Les tenants de la catégorie de baroque ont souvent considéré (il m’est arrivé de le faire) que l’extension de la notion au-delà des limites de son épistémè avait contribué à la dissoudre dans un simple repérage de thèmes, trop répandus voire éculés (le goût de l’illusion et l’évocation de la fuite du temps ne sauraient être tenus comme définitoires du baroque, du fait même de leur omniprésence). Ne peut-on au contraire envisager que cette lecture baroque des œuvres du passé (anachronique ou non, on peut en débattre) peut constituer une clef de lecture légitime pour expliquer, de manière objective, les liens déjà repérés entre surréalisme et baroque (à l’occasion de ce colloque, ou dans la thèse de 2013 Diana Vlasie ) ? Les traits baroques au sein du réalisme magique sud-américain (chez Alejo Carpentier par exemple) ne serait pas le simple écho de la présence jésuite, mais l’effet d’une réflexion théorique qui conduit les auteurs à nourrir leur propre création d’une certaine vision « baroque » du passé qui s’invente en leur temps, et à la construction de laquelle ils participent souvent eux-mêmes. Borgès, si souvent qualifié de « baroque », n’ignore pas la notion, qu’il définit dans son Histoire universelle de l’infamie (1954) : « Le baroque est le style qui épuise délibérément (ou tente d’épuiser) toutes ses possibilités, et qui frôle sa propre caricature. […] J’appellerai baroque l’étape finale de tout art lorsqu’il exhibe et dilapide ses moyens. »
Au XXe siècle, ce n’est pas que « l’éon » baroque cher à Ors fasse retour : c’est que la notion imaginée par les historiens de l’art et de la littérature nourrit directement la création, ou du moins, d’une façon plus diffuse où réapparaîtrait l’ombre d’un Zeitgeit, correspond à des interrogations du même type que celles qui ont favorisé l’essor et le triomphe de la notion de baroque. Le monde baroque, au fond, ne serait-il pas bien davantage celui de Desnos, de Claudel, de Borgès ou de Robbe-Grillet, que celui de Gongora ?

Le concept de maniérisme, auquel nous avons consacré la première partie de cette étude, ne pose pas moins de difficultés considérables, y compris sous la plume de Curtius qui, l’un des premiers, l’applique au champ de la rhétorique. Le philologue allemand, en effet, définit le maniérisme comme la forme décadente d’un classicisme antérieur : l’art aurait, à différentes périodes, connu des apogées, âge des chefs-d’œuvre et des réalisations parfaites d’équilibre, d’harmonie, de raison et de bon goût ; après ces courts moments d’état de grâce (« brèves périodes étincelantes »), l’art et la littérature dégénèrent à force de surenchères, d’artifices, d’ornements superflus, voyants et virtuoses.

La position de Curtius se fonde ainsi sur deux présupposés, assumés par l’auteur, mais fort discutables.

  • Le premier est subjectif : on perçoit la réserve du savant à l’égard d’un style dont il dénonce le « mauvais goût » ; il donne la palme au classicisme, qui peut « être imité et enseigné » et estime « qu’il est avantageux pour l’économie générale d’une littérature que semblables éléments existent en abondance » ; il précise qu’il existe des chefs-d’œuvre relevant d’un « classicisme idéal », qui atteint les sommets et ne peut qu’être admiré.
  • Le second prétend davantage à l’objectivité : Curtius traite le maniérisme comme une « constante de la littérature européenne » et donc comme une notion anhistorique : il est « le phénomène complémentaire du classicisme de toutes les époques ». Tout classicisme, quelle que soit l’époque où l’on se situe, risque de déboucher sur son maniérisme qui n’est qu’un classicisme galvaudé ; et tous ces maniérismes reposent sur les mêmes procédés sans cesse répétés : des successeurs d’Homère à Mallarmé, en passant par Bède le Vénérable, la topique maniériste reste stable (figures de l’excès, refus du naturel, métaphores recherchées, jeux sur les signifiants...) : « Qu’est l’œuvre d’un James Joyce sinon une gigantesque expérience de maniérisme ? [...] Que de maniérisme n’y a-t-il pas dans Mallarmé ! ».

Le maniérisme, plus encore que le baroque, butte ainsi non seulement sur la possibilité a priori d’une transposition de cette catégorie des arts plastiques à la littérature, mais aussi sur celle de son historicité ou de son anhistoricité.

Le baroque fut une aventure, qui nous en révèle autant sur les œuvres que sur ceux qui les ont commentées. L’attention au « baroque » correspond à un certain regard, à certains questionnements posés à l’art du XVIIe siècle par le XXe siècle : « la pensée moderne s’est peut-être inventé le baroque comme on s’offre un miroir. », écrivait Gérard Genette. Quand bien même elle nous informerait davantage sur l’œil que sur l’objet, en serait-elle moins intéressante ? Et quand bien même elle serait déterminée par les conditions intellectuelles d’un certain moment de l’histoire critique, devrait-elle en être invalidée pour autant ? Nous laissons la question ouverte.

Notes

[1Circé et le paon, op. cit., p. 182

[2José Corti, 1955.

[3Pierre Grimai, L’art des jardins, P.U.F., « Que sais-je ? », 1964, p. 123-124.

[4Dernier regard sur le baroque, op. cit., p. 24

[5Dernier regard sur le baroque, op. cit., p. 25

[6Dernier regard sur le baroque, op. cit., p. 19

[7Ibid., p. 30.

[8L’Ecole du silence, 1994, Flammarion, 343

[9Dernier regard sur le baroque, op. cit., p. 30

[10Genève, Droz, Histoire des idées et critique littéraire

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