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3.4.2. Figures

« L’or tombe sous le fer »

En représentant éminent de l’Ecole de Genève, Jean Rousset privilégie une approche thématique du baroque. En littérature ce courant se caractérise selon lui par des motifs privilégiés, comme la bulle, le vent, les fleurs et autres sujets susceptibles par exemple de suggérer l’éphémère de l’existence.

D’autres auteurs, également défenseurs de la catégorie baroque mais d’obédience plus formaliste, ont plutôt tâché de dégager les structures du Baroque, sans forcément le lier à des procédés inspirés des arts plastiques ou picturaux qui renvoyaient trop à une conception jugée trop « vitaliste » de ce mouvement.

Gérard Genette figure parmi les tenants de cette approche. Dans son article « L’or tombe sous le fer » [1], il suggère que la poésie baroque n’a rien de fluide ni de mouvant, contrairement à ce que pensait Rousset. Ce dernier n’est jamais nommé dans le cours de l’article ; mais si Genette ne cherche pas la polémique, il cite pourtant les éléments-clefs de Circé et le paon pour s’en démarquer : « fluidité, expansion, profusion, courbes et contre-courbes, prolifération du décor, éclosion des volutes... ». On reconnaît les termes chers au maître genevois.

Au vitalisme d’un baroque éternel dont Rousset serait malgré lui le promoteur, et qui se caractériserait par un desserrement des contraintes et une libération des structures, Genette oppose au contraire un baroque raide et rigide, caractérisé par des oppositions tranchées, des dialectiques sévères. En structuraliste, il repère le jeu des différences et des contraires. Les oeuvres s’organisent autour d’une série de couples : l’eau et le feu, le chaud et le froid, le minéral et le végétal.... Le baroque polarise le monde sensible, l’organise selon un système tranché d’alternatives. Genette prend l’exemple d’un poème de Mainard (1582-1646) :

Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,
Consulte le miroir avec des yeux contents.
On ne voit point tomber ni tes lys, ni tes roses,
Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.

Loin de tout vitalisme animé, explique Genette, les fleurs ont perdu toute parfum d’existence sur le visage de la vieille. « Ces fleurs pimpantes qu’aucune sève n’habite, ce ne sont plus des fleurs, à peine des couleurs ».

Cette rigidité systématique du baroque apparaît aussi, continue Genette, dans le traitement complexe mais rigoureux des figures. Il prend l’exemple d’un sonnet de Saint-Amant (1594-1661) que je restitue dans son intégralité ici :

Sonnet sur la moisson d’un lieu proche de Paris

Plaisirs d’un noble ami qui sait chérir ma veine,
Mélanges gracieux de prés et de guérets,
Rustique amphithéâtre où de sombres forêts
S’élèvent chef sur chef pour voir couler la Seine.
 
Délices de la vue, aimable et riche plaine !
On s’en va mettre à bas les trésors de Cérès,
Que l’on voit ondoyer comme un vaste marais
Quand il est agité d’une légère haleine.
 
L’or tombe sous le fer  ; déjà les moissonneurs,
Dépouillant les sillons de leurs jaunes honneurs,
La désolation rendent et gaie et belle.
 
L’utile cruauté travaille au bien de tous,
Et notre oeil satisfait semble dire à Cybèle :
Plus le ravage est grand, plus je le trouve doux.

Le poète « ingénieux » au sens de Gracian construit de toutes pièces une opposition artificielle entre le fer métonymique de la faucille, et l’or métaphorique des blés murs. Il force le réel pour l’engoncer dans l’étroit corset du langage, et plus précisément de la rhétorique. Les figures chères aux baroques, suggère Genette, ne sont pas un simple ornement, et ne traduisent pas quelque mauvais goût sensible à l’affectation ou à la surenchère. Il s’agit bien plutôt de créer un ordre des choses, d’enrégimenter le réel dans une structure de type binaire. « Le baroque introduit un ordre factice dans la contingence des choses ». Au prix d’un exercice d’éloquence et d’un effort de créativité qui peut paraître artificiel, le poète met sur le même plan deux réalités d’ordre différent selon la nature (le blé végétal et naturel, et l’outil métallique créé par l’homme), et bâtit un conflit grandiose entre deux métaux nobles.

Contrairement à Rousset qui voyait dans le baroquisme l’expression de rêveries élémentaires selon une méthode d’inspiration bachelardiennes, Genette estime que la poétique baroque est construite sur une combinatoire formalisée par des figures rhétoriques rigoureuses, en particulier l’antithèse, fût-elle comme ici échafaudée artificiellement à la faveur d’un jeu de langage, sans renvoyer à une opposition réelle. C’est la combinaison qui importe au poète : le fer s’oppose à l’or ici ; ailleurs, l’or s’opposera à l’ébène, à l’ivoire ou l à l’argent ; l’ébène pourra s’opposer aussi à l’albâtre ou à la neige, le feu à l’eau ou à la cendre. Genette remplace les exemples par un schéma, mais il est aisé de retrouver dans les vers des poètes baroques la confirmation de cette rhétorique combinatoire :

Sponde s’en prend ainsi aux hypocrites, dont la face est d’albâtre et le coeur noir comme l’ébène :

Qui sont, qui sont ceux-là, dont le coeur idolâtre
Se jette aux pieds du monde, et flatte ses honneurs,
Et qui sont ces valets, et qui sont ces seigneurs,
Et ces âmes d’ébène, et ces faces d’albâtre ?

Tristan l’Hermite fige en minéralisant les roses l’opposition entre la couleur des yeux de sa maîtresse et celle de sa bouche :

Ses yeux sont de saphir, et sa bouche de roses
De qui le vif éclat dure en toute saison

La beauté des roses se trouve figée dans un éclat éternel qui lui fait perdre sa fragilité naturelle et éphémère.

Chez Saint-Amant, dans le Moïse sauvé, les poissons viennent se montrer au jour, et c’est encore le choc de deux métaux précieux qui sert à exprimer le paradoxe :

L’argent de leur échine à l’or du beau soleil

Les baroques faussent le rapport au réel : le langage perd sa fonction de représentation de la réalité et s’organise autour d’un jeu sur les mots, comme le montre par exemple le poème de Marbeuf. Ce condisciple de Descartes à La Flèche fit paraître à Rouen en 1628 un recueil de vers dont la pièce la plus fameuse est un sonnet construit sur des paronymes :

Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
 
Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
 
La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
 
Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.

C’est la saveur et l’épaisseur des mots qui l’emporte ici sur le sens, le sens doit se soumettre à la matière même du langage et à l’image. Cette autonomie de la matière et de l’image, qui engendre le poème, paraîtra insupportable aux classiques qui prendront soin, au contraire, de faire en sorte que l’image ne soit qu’une illustration de l’idée pré-existante.

Si Genette s’écarte de la conception traditionnelle d’un baroque attaché au fluide et au mouvant, il ne considère pas moins cette « poésie fondée sur une rhétorique » comme une tentative de répondre à la crise évoquée au début de notre propos : le poète introduit une « symétrie rassurante » qui remet en ordre, fût-ce de façon artificielle et factice, un réel devenu inquiétant et insaisissable, « un univers démesurément élargi, décentré, désorienté ». La poésie conjure ainsi la menace de dissolution dans laquelle l’univers baroque en crise risque de s’abîmer.

Notes

[1Figures I, 1966

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