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3.4.1. Pointes

Surprises et merveilles

Le baroque plastique cultive la surprise. Lorsqu’à Rome, au débouché de minuscules ruelles, on voit surgir d’un coup la monumentale fontaine de Trévi, l’étonnement est à son comble.

Autre exemple de ces effets de surprise destinés à étonner voire égarer le spectateur : la fausse coupole, due à Andrea Pozzo, dans l’église Saint-Ignace. Lorsque le visiteur contemple cet immense tondo au plafond, il a l’illusion de voir l’intérieur d’un dôme et se trouve plongé dans la stupeur lorsqu’il découvre la vérité.

Le même souci de surprendre caractérise aussi la littérature de l’époque.

De même comme le déclare non sans provocation Le Cavalier Marin (Giambattista Marino, 1569-1625) :

E’ del poeta il fin la meraviglia (..) chi non sa stupir vada alla striglia«  »Le but du poète est de surprendre. Celui qui ne peut étonner devrait plutôt travailler dans des écuries«  [1]

Cette volonté de surprendre se manifeste en particulier, en poésie, dans le goût pour les « pointes », ou « trait ingénieux ». Si les théoriciens antiques n’ignoraient pas ce procédé, celui-ci rencontra un engouement tout particulier au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Ces jeux verbaux denses et ramassés étaient conçus pour susciter sur le lecteur un étonnement admiratif. La pratique de la pointe correspond à un goût baroque de l’éclat et de l’artifice. Il est singulier que c’est par rapport aux arts visuels que Baltasar Gracian (1601-1658), le maître espagnol de la pointe, définit cet art de l’ingéniosité dont le propre est de s’emparer par surprise de la raison, comme la beauté s’empare des yeux et la musique des vers séduit les oreilles :

Ce qu’est la beauté pour les yeux, et pour les oreilles la consonance, voilà pour l’entendement le trait ingénieux. [2]

Le plus intéressant pour nous dans cet ouvrage, c’est que Gracian ne se cantonne pas à la littérature mais repère et identifie des « traits de génie » aussi bien dans les arts du discours que les comportements, les gestes, la politique, et surtout les arts picturaux et plastiques. Les pointes verbales et les pointes d’action, pour reprendre les catégories qu’il mobilise, peuvent ressortir d’une même mécanique de l’ingéniosité. C’est ainsi que l’épisode fameux où Alexandre tranche le noeud gordien est considéré comme une « pointe » dans le champ de l’action par Gracian. Rappelons les faits : de passage à Gordion, le roi de Macédoine en passe de conquérir l’Asie entend parler d’un oracle qui prédit l’empire Perse à qui saurait trancher un noeud laissé par un ancien souverain de Phrygie. Faute de savoir défaire l’inextricable noeud, le conquérant jugea plus expéditif de le trancher de son épée. Bien des peintres de la période et au-delà, ainsi Fedele Fischetti, immortalisèrent cette scène fameuse dans laquelle Gracian voyait l’exemple du concetto dans l’ordre de l’action.

Le peintre, dans cette toile particulièrement dynamique, choisit l’instant précis où Alexandre, à bout de ressources, a pris la décision de résoudre brutalement l’énigme qui lui a été posée : c’est l’effet de surprise, la stupeur, voire l’indignation scandalisée qu’on lit ici sur les visages des personnages.

Surprise émerveillée, mais aussi étonnement doublé d’un soupçon d’irritation parfois, tels sont aussi précisément les effets par lesquels se définit la pointe poétique ou littéraire selon Gracian. Le titre de son ouvrage est La point ou l’art du génie, où l’on explique de toutes les manière et variétés de concepts, par des exemples choisis dans l’élite du discours, tant profane que sacré. Agudeza vient du latin Acumen, et désigne la subtilité de l’esprit, sa fine pointe, son « acuité ». Le mot comporte aussi un sens concret et renvoie aux produits de cette agudeza dans tous les domaines. En littérature, les agudezas (pluriel concret) sont « les passages localisés où la faculté inventive se montre avec un éclat particulier » (Edwige Muller). Les Français du XVIIe siècle ont eu tendance à réduire la pointe à la pensée brillante qui conclut une épigramme ou un sonnet ; Molière a raillé les chutes ridicules de quelques poètes salonniers, ainsi cette épigramme « Sur un carrosse de couleur amarante, donné à une de ses amies », publiée par l’abbé Cotin en 1663 :

L’Amour si chèrement m’a vendu son lien,
Qu’il m’en coûte déjà la moitié de mon bien ;
Et quand tu vois ce beau carrosse,
Où tant d’or se relève en bosse,
Qu’il étonne tout le pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
Ne dis plus qu’il est amarante :
Dis plutôt qu’il est de ma rente.

La chute repose sur un simple jeu de mots, et porte sur la similitude entre les signifiants. A une époque où l’on condamnait volontiers calembour et équivoque, la pointe pouvait paraître de mauvais goût. Mais il ne faudrait pas réduire à Le calembour mais il ne faudrait pas réduire à de semblables galéjade l’esthétique de la pointe surprenante telle que Tesauro ou Gracian en ont proposé la théorie dans la première moitié du XVIIe siècle. La définition de Gracian ne se limite pas à quelque oxymore ou calembour facile à la fin d’une épigramme. Voici comment il la définit :

« C’est un acte de l’entendement qui exprime la correspondance qu’il y a entre les objets. L’expression même de la consonance ou de la corrélation artificieuse est la subtilité subjective »

Il ne suffit pas qu’un lien de ressemblance lâche puisse être repéré, comme entre le feu et la fumée, commente encore Edwige Muller : il convient que ces mises en relation soient inattendues, brillantes, voire difficiles à analyser.

Dans son traité, Gracian se propose rien moins que de répertorier les différents « traits de génie », conjuguant une ambition théorique de classement et de formalisation avec une ambition plus pratique, celle de proposer des exemples et de fournir une « poétique » en proposant des règles pour créer des pointes élégantes. Parmi les pointes verbales, il consacre une analyse à un exemple pris chez Luis de Gongora (1561-1627). Le poète s’adresse à une belle Maure :

Belle parmi les belles,
Et cruelle des cruelles,
Fille enfin de ces sables
Aux serpents abominables

Gracian commente ainsi cette « pointe » : « Corrélation sublime entre sa cruauté et sa patrie, mère de fauves et de vipères. Voilà ce qu’est précisément la conception subtile ». Ce qui rend la pointe « subtile », c’est qu’on ne peut la réduire à une seule figure, mais que son effet résulte de la cristallisation de plusieurs procédés :

  1. L’opposition entre la beauté et la cruauté
  2. Le lien entre la cause et les effets : la terre qui produit des serpents et des femmes qui leur ressemblent
  3. La double métaphore de la mère-patrie, qui enfante des filles-serpents à la fois belles et monstrueuses
  4. La logique spécieuse, puisqu’on découvre un syllogisme incomplet, un enthymème :
    — * La Mauritanie enfante des bêtes belles mais cruelles comme des serpents
    — * La femme aimée est fille de Mauritanie
    — * donc elle est belle et cruelle

Tous les éléments exigent d’être élucidés pour comprendre le sens de l’image, qui d’abord surprend, mais ensuite satisfait le lecteur et le hisse à la hauteur du poète. Comprendre une pointe se mérite : si la pointe exige une « qualité d’ange » pour être composée, il faut une « qualité d’aigle » pour la percevoir (Disc. II). Si l’écriture de la pointe manifeste le brio et la virtuosité de l’écrivain, sa bonne compréhension fait honneur au lecteur et rejaillit sur lui.

Gracian distingue différents types de pointe :
1) par pondération : l’auteur pose une correspondance donnée comme une énigme, et dont la pointe fournit la résolution. Gracian donne un exemple tiré d’Ovide, au discours VII de son traité :

Il pleut la nuit entière, mais le jour c’est la fête : César partage son empire avec Jupiter

La pointe roule sur trois systèmes d’oppositions :

  • la nuit s’oppose au jour
  • la pluie et l’orage s’opposent au jour radieux
  • L’empire des dieux s’oppose à l’empire des hommes

La chute synthétise brutalement ces trois systèmes à deux termes, pour faire d’Auguste, empereur solaire et joyeux, le rival heureux du Dieu Jupiter, dieu morne des orages, dont le règne ne s’étend que sur le royaume nocturne.

On comprend, à la faveur de ce vers, la dette de l’âge baroque à l’égard d’Ovide (comme le maniérisme).

2) par exagération
Il ne suffit pas d’une hyperbole conclusive pour qu’on puisse parler de pointe : pour être parfaite, elle exige la mobilisation d’une série de correspondances plus complexe. Soit cette pointe de Gongora, bâtie sur le thème poétique de la belle matineuse :

Les oiseaux la saluent
Car ils pensent, et c’est vrai,
Que le soleil à l’orient
Recommence à se lever.

Le poète ne se contente pas de dire que la Dame est plus belle que le soleil, il met en relation plusieurs fils, l’un narratif (la dame sortit à l’aube), et l’autre métaphorique et hyperbolique (elle est aussi belle que le soleil).

3) la pointe sentencieuse.
Elle repose sur une sentence de vérité générale inventée pour l’occasion. Gracian reprend l’exemple fameux du mot prêté à Louis XII :

Le roi de France ne venge pas les injures du duc d’Orléans

La maxime prétendue fonde la magnanimité du roi sur la différence d’identité entre le prince et le monarque revêtu du sacrement royal.

4) La pointe fondée sur les jeux de mots
ce sont les pointes fondées sur « la matérialité du signifiant » (Edwige Muller, « Qu’est-ce qu’une pointe ? », op. cit.), nom propre, équivoques, ou adaptation de citations connues. Ainsi le mot prêté à Charles Quint après sa victoire sur Maurice de Saxe, commenté par Gracian au discours XXXIV :

Veni, vidi, vicit Deus

S’il existe des pointes dans tous les domaines, y compris artistiques, la pointe linguistique se caractérise donc par :

  • ses effets : créer la surprise
  • son opacité, son obscurité, liée à sa densité et à sa concision, et par une recherche de l’énigme
  • sa plurivocité : elle conjugue plusieurs niveaux sémantiques
  • les correspondances inédites et les rapprochements étonnants entre des réalités disjointes
  • la transgression du régime référentiel du langage, qui suppose clarté et ordre

Le « classicisme » condamnera volontiers les pointes si caractéristique d’un goût baroque de la surprise et de la merveille, et pour plusieurs raisons

D’abord, il arriva à la la pointe subtile de Gracian de dégénérer dans les piètres jeux de mots dont l’abbé Cotin nous donnait plus haut un singulier exemple. Au delà de la maladresse, ou même de l’épuisement de procédés surexploités, une évolution de la sensibilité condamna le concetto : Boileau le juge obscur et affecté. Qu’est-ce qu’un épigramme, à tout prendre ? le plus souvent rien de plus « qu’un bon mot de deux rimes orné » (Art poétique, 1674).

Les logiciens ont ensuite pourchassé les équivoques sur lesquelles roulent souvent les pointes. Parmi les règles du bien penser qu’Antoine Arnauld emprunta à Pascal, et qu’il restitua dans la quatrième partie de la Logique de Port-Royal, figure la condamnation de cette figure double : « N’abuser jamais de l’équivoque des termes ». L’équivoque fausse le discours en introduisant des doubles sens nuisibles à la bonne communication et à une transmission correcte et honnête des pensées.

Le siècle des moralistes reprocha aussi à l’épigramme son ton railleur ou sarcastique. Racine laissa quelques épigrammes cruelles. En voici une qui n’est qu’ironique et caustique :

Grand Dieu ! Conserve-nous ce roi victorieux
Empêche d’aller jusqu’à lui
Le noir chagrin, le dangereux ennui,
Toute langueur, toute fièvre ennemie,
Et les vers de l’Académie

L’effet de chute provient de la disproportion entre les premiers maux redoutables dont Racine prie le Ciel de préserver le souverain, et les compliments dérisoires que Louis XIV vient de recevoir après une grave fièvre qui faillit l’emporter (1686).

Dans un esprit finalement proche de celui de Port-Royal, Boileau consacra une satire entière à l’équivoque, à laquelle il reproche sa duplicité à la fois logique et morale, critique qu’il énonce en jouant lui-même sur une équivoque de nature sexuelle :

Du langage français bizarre hermaphrodite.
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Tu ne me réponds rien. Sors d’ici, fourbe insigne,
Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ;
Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs :
Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
Laisse-moi ; va charmer de tes vains agrémens
Les yeux faux et gâtés de tes louches amans,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière.

L’équivoque, sur laquelle reposent tant de pointes, manifeste dans son hésitation générique sa duplicité éthique : substantif masculin ou féminin, il révèle par là le péril qu’il fait peser à la fois à la clarté logique (« style ami de la lumière »), et surtout sa fourberie hypocrite, jouant sur les mots, faisant passer le vrai pour le faux et le faux pour le vrai. Plus qu’une erreur, c’est une faute. Et lorsqu’il entreprend de la personnifier, la figure qui surgit dans ses vers est celle de Tartuffe, dont tout le discours chez Molière reposait précisément sur le double sens. Le héros de Molière mentait moins qu’il ne jouait sur les mots.

Au moment de conclure, revenons un instant à Gracian insistait également sur l’importance essentielle des tropes dans la constitution des pointes : « Les tropes et les figures sont la matière et le fondement sur lesquels l’acuité élève ses beautés. Ce qui n’est que forme dans la rhétorique, notre art le prend pour matière sur laquelle il jette l’émail de son artifice ». C’est de l’importance de la rhétorique dans la poétique baroque, comme esthétique de l’artifice, dont nous allons parler dans le chapitre suivant.

Références

Cet article s’appuie en particulier sur Edwige Muller, "Qu’est-ce qu’une pointe ? Au sujet de l’Agudeza y Arte de Ingenio , in Représentation et modernité, éd. Dominique Chateau et Claire Leman, Les Publications de la Sorbonne, 2003.

Notes

[1Versets satiriques, VII, »Le poète et la merveille"

[2B. Gracian, Agudeza y Arte de Ingenio, 1648, disc. II

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