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3.3.3. Memento mori

Le destin du monde, des choses et des êtres est de glisser vers le seul point fixe, inéluctable et définitif : le néant de la mort. Cette angoisse n’est pas nouvelle : depuis que la conscience est venue à l’homme, celui-ci n’a cessé d’être tourmenté par ce moment dont il sait, sans jamais pouvoir l’expérimenter, qu’il constitue le terme et peut-être la clef de sa destinée. Mais la crise de civilisation qui ébranle la période baroque rend cet horizon, toujours si proche et toujours si lointain, plus inquiétant car plus difficile à penser.

Ainsi, une interrogation métaphysique portant sur le sens de l’existence traverse bien des productions de la périodes, qu’elle débouche sur une ferveur mystique comme on en a rarement connu en Europe, comme chez Gombauld ou Chassignet, ou qu’elle débouche sur la naissance du libertinage et de l’athéisme, comme chez Saint-Amant. Dans tous les cas, elle a pour conséquence de troubler définitivement les équilibres fondamentaux de l’existence au point que, en cette période qu’on appelle baroque, la mort est, pour la première fois, envisagée comme un possible terme absolu : ce ne serait ni le paradis ni l’enfer qui attendraient les trépassés, mais le néant, la non-existence, le pur non-être dans ce qu’il a d’inconcevable, de proprement in-imaginable.

Certes, la mort n’a pas fait irruption au XVIe siècle dans le monde. Mais les bouleversements qui frappent l’Europe en cet automne de la Renaissance la rende plus inacceptable, plus obscène et plus révoltante. Une foi universellement partagée, ancrée dans des rythmes saisonniers et calendaires à la régularité imperturbable, intégrait la mort parmi les grandes respirations de l’existence. La mort n’était qu’un passage de ce monde à l’autre : Dieu et les anges étaient là, tout près, tout disposés à accueillir ceux qui succombent. Il ne faut pas, sans doute, mésestimer la crainte de l’enfer, bien mise en évidence par Jean Delumeau, mais enfin même les souffrances des damnés attestent encore d’une forme de poursuite de la vie par-delà le tombeau.
Ce qui apparaît au XVIIe siècle, et qui est une conséquence directe aussi bien de l’éclatement de la chrétienté que du vacillement de tous les savoirs et du décentrement de l’être humain, c’est l’angoisse du néant. Non seulement les libertins doutent de plus en plus ouvertement des vérités chrétiennes (Bruno, Vanini succomberont sur le bûcher sous les accusations d’impiété), mais les théologiens eux-mêmes, de Luther et Calvin à Pascal, admettent que Dieu est lointain ; ils répètent et commentent avec mélancolie le mot d’Isaïe : « Vere tu es Deus absconditus, Vraiment, tu es un Dieu caché » [1]. Le Dieu médiéval si proche, si familier, si présent dans chaque geste de la vie quotidienne, est devenu une divinité obscure, inquiétante et finalement incertaine. L’absence de Dieu laisse l’homme livré à lui-même, dans un monde privé de sens, opaque, un chaos hétéroclite et incompréhensible.

Bien des textes de l’époque nous donnent de l’être humain une image pitoyable. Aux Renaissants, qui cherchaient dans l’âme un reflet de la divinité et qui pensaient, comme Protagoras avant eux, que « l’homme est mesure de toutes choses », ils opposent l’image d’un homme chétif, misérable, en proie au péché, promis à la corruption et incapable d’aucune connaissance. L’homme baroque, chez Gombauld comme chez Pascal, est un roi Lear déchu, dépouillé de sa gloire et de ses titres, « un bruit d’avoir été » :

Cette source de mort, cette homicide peste
Ce péché, dont l’enfer a le monde infecté,
M’a laissé, pour tout être, un bruit d’avoir été,
Et je suis de moi-même une image funeste.
 
L’auteur de l’univers, le monarque céleste
S’était rendu visible en ma seule beauté ;
Ce vieux titre d’honneur qu’autrefois j’ai porté,
Et que je porte encore, est tout ce qui me reste.
 
Mais c’est fait de ma gloire, et je ne suis plus rien,
Qu’un fantôme qui court après l’ombre d’un bien,
Ou qu’un corps animé du seul vers qui le ronge ?
 
Non, je ne suis plus rien quand je veux m’éprouver,
Qu’un esprit ténébreux, qui voit tout comme en songe,
Et cherche incessamment ce qu’il ne peut trouver.
 
Jean Ogier de Gombauld (1576-1666)

Le sceau divin dont l’homme était marqué a laissé la place au vers qui nous ronge déjà, et nous entraîne vers la dissolution : l’être humain, naguère image de Dieu, n’est plus qu’une ombre vaine. C’est ici le péché originel qui a rompu, au soir du premier jour de la Création, l’harmonie et la proportion humaines ; Adam et ses enfants, infectés, malades, lancés à la poursuite de faux brillants trompeurs, n’ont plus que le souvenir de leur gloire passée, qui accroît encore leur malheur. Pascal ne dira pas autre chose : l’homme est misérable, et sa grandeur ne consistant que dans sa capacité à percevoir sa misère, elle augmente encore son malheur :

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant l’univers muet et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état.

Face à cette déréliction, la plupart des écrivains dévotionnels recommandent de mépriser la chair, la matière et les biens terrestres, et de ne se soucier que du destin surnaturel de notre âme, qui seule ne périra pas. Aussi multiplient-ils les variations sur la formule évangélique Memento mori, présente en particulier dans la liturgie du mercredi des Cendres : nés de la poussière, nous retournerons en poussière. Aussi, à quoi bon s’inquiéter de notre corps, cette vaine guenille qui bientôt sera ensevelie sous six pieds de terre ?

Souviens-toi que tu n’es que cendre
Et qu’il te faut bien descendre
Dans le fond d’un sépulcre noir,
Où la terre te doit reprendre
Et la cendre te recevoir.
 
Le péril te suit à la guerre,
Dessus la mer, dessus la terre ;
Le péril te suit en tous lieux,
Et tout ce que le monde enserre
Vit en péril dessous les cieux.
 
La moindre fièvre survenue,
Qui dans tes veines continue
Te viendra troubler le cerveau,
Couvrira tes yeux d’une nue
Et t’enverra dans le tombeau.
 
Des hommes la maudite vie
À mille maux est asservie,
Dont le moindre est assez puissant
Pour arracher l’âme et la vie
Hors de notre corps languissant.
 
Puis après la mort endurée,
De ta dépouille demeurée
Les membres seront sans chaleur
Et ta face défigurée,
Et tes deux lèvres sans couleur.
 
Des prêtres la triste cohorte
Viendra chanter devant ta porte,
Un drap de morts et un linceul
Couvriront ta charogne morte,
Prisonnière dans un cercueil.
 
Les torches luiront par la rue,
Et des tiens la troupe accourue,
Couverte d’un long habit noir,
A ton âme mal secourue
Payeront le dernier devoir.
 
Alors la prunelle offusquée,
La langue qui s’est tant moquée,
Et ta peau cendre deviendront,
Et au lieu de poudre musquée,
Les vers dans ton poil se tiendront.
 
Tout ce qui dans terre chemine
De puanteur et de vermine,
Mille crapauds, mille serpents,
Iront sur ta morte poitrine
Et dessus ton ventre rampant.
 
La main de ton juge équitable
À ton offense détestable
Sa justice fera sentir,
Un grand abîme épouvantable
S’entr’ouvrira pour t’engloutir.
 
Ton âme de nul consolée,
Qui cependant sera volée
Où l’on juge en dernier ressort,
Toute tremblante et désolée
Mourra de peine après ta mort.
 
Pierre Motin (1566-1612), Méditation sur le Memento mori

La fascination complaisante pour la mort, dans ce qu’elle a de plus concret et de plus tangible, cadavre et pourriture, est sensible dans les sonnets de Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) :

Mortel pense quel est dessous la couverture
D’un charnier mortuaire un cors mangé de vers,
Descharné, desnervé, où les os descouvers,
Depoulpez, desnouez, delaissent leur jointure :
 
Icy l’une des mains tombe de pourriture,
Les yeux d’autre costé destournez à l’envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d’ordinaire pasture :
 
Le ventre deschiré cornant de puanteur
Infecte l’air voisin de mauvaise senteur,
Et le né my-rongé difforme le visage ;
 
Puis connoissant l’estat de ta fragilité,
Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus sçavant et plus sage.
 
Jean-Baptiste Chassignet, Mépris de la vie et consolation contre la mort, 1571-1635

L’altération, le changement de forme hypnotisent Chassignet : le visage rendu « difforme », rongé, prend un aspect étrange et insolite. L’odorat même est convoqué pour participer à ce spectacle funèbre. Baroque, ce texte l’est aussi par les émotions violentes qu’il tente de provoquer chez le lecteur : il est dominé une recherche du pathétique, et vise à toucher les affects et non la raison.
Le poète ne dépeint pas le squelette, propre et net, brillant et poli, mais le corps en décomposition, les matières organiques en voie de dissolution. Il s’intéresse moins au squelette (à « l’anatomie ») qu’au mouvement même de la corruption, de la décomposition, et du pourrissement progressif des chairs putréfiés, autrement dit à la métamorphose par laquelle le vivant deviendra un mont d’os blanchis. Montaigne disait « je ne peins pas l’être, je peins le passage » : Chassignet, lui, dépeint une transition particulière, celle qui mène le vif à l’état de squelette ; pour cet écrivain baroque, le mouvement est à ce point la loi du monde que la mort même ne peut être considérée comme le repos ni l’immobilité. Mort et vie sont réversibles, aussi les baroques guettent-ils le cadavre sous la peau, le squelette sous la chair, le vers qui, déjà présent en nous, a déjà commencé son sinistre travail ; Gombauld écrivait « je ne suis plus rien [...] qu’un corps animé du seul vers qui le ronge » : le ver destructeur est paradoxalement devenu principe de vie, notre seule existence est celle que nous tirons du ver qui nous dévore [2]. Le paradoxe est entier : puisque nous sommes vivants, c’est qu’il y a déjà en nous, au travail, le principe qui mettra fin à notre existence, elle est programmée, elle est plus que cela, elle est déjà à l’œuvre. Pour Chassignet, vivre, c’est mourir.

Notes

[1Isaïe, XLV, 15

[2L’idée sera reprise par Paul Valéry, dans le Cimetière marin : « le ver rongeur, le vers irréfutable/N’est point pour vous qui dormez sous la table, il vit de vie, et ne me quitte pas ! »

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