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3.3.2. Fleuves de Babylone

L’inquiétude baroque cristallise autour de quelques images et quelques thèmes privilégiés car ressentis comme violemment anxiogènes. L’un des plus répandus est celui du fleuve qui s’écoule. Le vieux motif héraclitéen est décliné avec une sombre délectation à la fois par les écrivains profanes et sacrés : l’inconstance amoureuse ou le sentiment de perte et de déreliction conduisent les auteurs à méditer sur les fleuves aux eaux lourdes et sombres, s’écoulant lentement vers l’abîme. Philippe Sellier évoque, à propos de Pascal, la « fluidité nocturne du monde » : la formule, saisissante, convient à bien des auteurs de la période, frappés de stupeur mélancolique face à cette course au néant qu’est l’existence humaine.

 3.3.2.1. Lignon, fleuve sinistre

Dans L’Astrée, l’un des exemples plus achevés du roman baroque en France, Hylas, champion de l’inconstance « blanche » et jubilatoire, s’oppose à Diane, bergère hantée par la mélancolie, l’inconstance et la fuite du temps. Lorsqu’elle s’imagine abandonnée par Silvandre, le fleuve Lignon cesse de lui apparaître comme le fleuve aux eaux claires, symbole heureux de la pastorale, pour nourrir une méditation morose, toute imprégnée des réflexions de Montaigne sur l’impermanence de l’être. Le thème du branle universel, de la loi inexorable du devenir et de la discontinuité du moi sont en effet, ici, tout à la fois baroques et montaigniens.

Le mal de la bergère était trop violent, pour lui donner un si long repos. Il y avait déjà longtemps qu’elle s’était levée, et qu’après avoir mis ordre à son petit ménage, elle était sortie avec son troupeau, et sans autre compagnie que celle de ses pensées. De fortune, elle s’en alla sur le même endroit du rivage de Lignon, où l’accident de Céladon était advenu, lorsque la jalousie de la bergère Astrée le contraignit de se jeter dans le profond de l’eau. Après s’y être donc assise, et que sans dire mot elle eut longuement tenu l’œil sur le courant de la rivière, sans faire autre action qui donnât connaissance de vie, que celle de respirer, enfin, revenant comme d’une profonde léthargie, et jetant un grand soupir : « Ainsi, dit-elle, vont courant dans le sein de l’oubli toutes les choses mortelles ! » Et là, s’étant tue quelque temps, après elle reprenait ainsi : « Ô que celui-là était bien véritable, qui disait que jamais une même personne ne passa deux fois une même rivière ! Puisque non seulement depuis que je suis sur ce rivage, l’eau que je vois couler n’est pas la même qui coulait quand j’y suis arrivée, mais, hélas ! ni moi-même, je ne suis pas la même Diane que j’étais, quand je suis venue ici ! [1] Le temps, par une puissance à laquelle personne ne peut résister, va poussant et chassant toutes choses devant lui ; et le soleil même, qui est celui qui mesure le temps, suivant le branle universel de tout ce qui est en l’univers, est chassé par le temps, et n’est plus au même point auquel il était quand j’ai commencé de parler. Et qu’est-ce donc, ô Diane, continuait-elle, en relevant un peu la voix, qu’est-ce donc, puisque tout change et rechange, qui te semble tant extraordinaire en une chose tant ordinaire ? Si c’est une loi générale en tout ce que la nature a produit, n’es-tu pas injuste de la trouver mauvaise en une personne particulière ? Tu es bien déraisonnable de l’observer toi-même, et ne vouloir qu’un autre en fasse autant ! Et à ce mot, demeurant quelque temps sans parler, elle reprenait après de cette sorte : dis-tu pas que ce n’est pas toi qui changes, mais que ce sont toutes les autres choses qui changent envers toi, et que tu es la même que jadis tu soulais être ? Ah ! Flatteuse de toi-même, ressouviens-toi quelle tu étais, devant que le pauvre Filandre t’eût vue, quelle tu devins par sa recherche, et quelle tu vécus après sa déplorable perte ! Considère ton humeur, quand Silvandre, ou plutôt quand ce trompeur commença si malheureusement à te regarder, quelle tu t’es rendue par sa dissimulée affection, et quelle tu te trouves maintenant par la connaissance de sa trahison ! Et avoue par force que si les autres, comme on dit, changent d’humeur et de complexion de sept en sept ans, les années en toi sont changées, non seulement en des mois, mais en des heures, voire même en des moments. » Ce fut bien cette pensée qui la toucha vivement, car n’ayant jamais eu cette opinion, et connaissant toutefois qu’elle était très véritable, elle demeura ravie de tant d’étonnement, qu’elle ne put de longtemps proférer une seule parole. Enfin, comme sortant d’un profond sommeil, elle reprit de cette sorte : « Que tu n’es pas changée ! Disait-elle, comme par admiration. Ah ! Diane, tu l’es de telle sorte, que presque, quand je te considère de près, je ne te reconnais plus, ne trouvant rien en toi de cette première Diane, que tu soulais être, que le seul nom de Diane. » [2]

 Commentaire

Dans le cadre champêtre du Forez, où se déroule l’action de L’Astrée, la bergère Diane, qui se croit trahie par Silvandre, médite en contemplant les eaux du Lignon. Mais ce passage, plus qu’une analyse délicate et raffinée du dépit amoureux par une bergère de pastorale, est une réflexion philosophique sur le monde et la vie : Diane découvre en effet, à l’occasion de ce retour sur elle-même, que le monde est tout entier placé sous le signe de l’universelle inconstance. Aussi cette page d’amour précieux, qui ne devait constituer qu’une analyse du sentiment amoureux, laisse-t-elle place à un monologue dialogué, tout teinté de nostalgie mélancolique, sur le cours irrésistible du temps, sur le mouvement et l’immobilité, sur la vie et la mort.
L’amour est le point de départ et pour ainsi dire le prétexte de cette méditation. Diane est en proie à une crise de mélancolie érotique, et se trouve saisie dans la posture caractéristique où l’on se plaît à peindre ceux qui souffrent de ce mal : solitaire, retirée au fond d’un bois, « assise », en proie à de noires pensées, elle est assez lucide pour attribuer l’origine de son état à une transformation de son « humeur » et de sa « complexion », termes empruntés au vocabulaire médical. Incapable d’agir, elle demeure dans un état d’apathie propre au mélancolique. La tonalité de ce texte est, ainsi qu’il convient à une telle page, celle de l’élégie plaintive, comme l’attestent la multiplication des soupirs exclamatifs (« hélas ! », « ah ! »), les invocations solennelles (« ô que celui-là... »), ainsi que les sonorités douces d’une prose poétique qui se plaît à mimer le désarroi du cœur : les bilabiales (« mais hélas ! ni moi-même je ne suis pas la même » ; « non seulement en des mois, mais en des heures, et même en des moments ») tendent à assourdir le ton de cette élégie. L’intense poésie de ce texte provient enfin de l’effet incantatoire provoqué par les rythmes, les répétitions et les échos sonores (« change et rechange », « extraordinaire »/ « ordinaire »). L’allusion à Héraclite renforce aussi cette atmosphère élégiaque, puisqu’on considérait alors que ce philosophe avait, durant sa vie, versé des pleurs sur le sort des hommes en proie aux vanités du monde ; mais la citation reste discrète, et le présocratique n’est pas nommé : rien ne troublerait davantage le climat feutré de cette page qu’une érudition lourde et mal venue, surtout dans la bouche d’une bergère aussi éloignée que possible de la figure de la femme savante. Cet effet de sourdine qui caractérise le texte se retrouve également dans les reproches de Diane à Silvandre : s’ils sont clairement exprimés (« dissimulée affection », « trahison ») ils ne sont pas adressés sur le mode véhément d’un désir de vengeance, mais sur celui du regret : elle renonce même à accuser Silvandre et attribue son inconstance à une loi naturelle inévitable dont Silvandre apparaît davantage comme victime que comme coupable.
L’infidélité du berger n’est en fait conçu par Diane que comme un cas particulier d’une loi générale soulignée par le balancement « particulière »/« universel » : le monde entier est soumis au règne d’un principe irrépressible, celui du mouvement ; les verbes qui renvoient à cette mobilité abondent dans le texte et créent sa dynamique (« couler », « changer », « pousser », « chasser », « suivre ») ; les substantifs eux-mêmes désignent cette course inéluctable : « branle », « plus au même point ». Ce sentiment d’instabilité est rendu grâce à des procédés d’insistance, comme la dérivation sur le verbe « couler » (« couler » et « coulait »). Le verbe changer bénéficie quant à lui à la fois d’un effet de dérivation (« change », « changes », « changent », « changées ») et de polyptote (« change », « rechange ») ; mais on trouve aussi des formes à la fois plus frustes et plus brutales de répétition, comme celle du mot « courant ». Ce principe de mouvement angoisse Diane, car elle constate que la marche rapide du monde entraîne toutes choses vers la destruction : cette loi de la mobilité est un destin qui pèse sur toutes les créatures et les mène à la mort ou plutôt, grâce à la douceur d’un euphémisme qui ajoute au climat délicat du texte, à l’« oubli ». L’inconstance générale est de plus soumise à un vertigineux effet d’accélération, comme le souligne la gradation « ans », « mois », « heures », « moments ». Reprenant à son compte le sentiment d’Héraclite, mais aussi de Montaigne, Diane regrette moins la transformation des choses que leur disparition. La « déplorable perte » qu’elle a subie au moment de la mort héroïque de son amant Filandre n’était qu’un cas particulier d’une déperdition qui conduit toutes les créatures vers ce même sort.
C’est le spectacle des eaux courantes du Lignon qui lui inspire cette pensée : la rivière lui semble une allégorie du sort de tout l’univers tendu vers sa ruine. Le fleuve apparaît ainsi comme une métaphore du temps, lui-même aussi irrésistible que le courant aquatique (« rien ne peut [lui] résister ») ; mais la métaphore elle-même est instable et ne tarde pas à se métamorphoser à son tour, comme si la rhétorique du texte mettait en scène ou subissait cette implacable loi de transformation : l’image conventionnelle du temps qui court comme un fleuve cède bientôt la place à celle du chasseur à la poursuite du gibier (« poussant », « chassant », « chasser »). Cette déliquescence des êtres et des objets est exprimée par une formule (« branle universel ») dont l’intertexte montaignien est évident : l’expression rappelle en effet la fameuse « branloire pérenne » (c’est-à-dire balançoire perpétuelle) des Essais (III, 2), image par laquelle Montaigne décrivait l’oscillation permanente à laquelle l’univers est soumis. L’exemple du soleil sert à la fois à donner à cette altération générale une dimension cosmique (l’astre du jour, réputé incorruptible par la science d’alors, est pourtant lui aussi soumis à cette divinité terrible), et aussi à mettre en abyme cette fuite inévitable, puisque ce qui sert à mesurer le temps est lui aussi sous sa dépendance ; enfin, répondant à l’allégorie du fleuve, l’antithèse de l’eau et du feu sert à montrer l’universalité de cette déperdition des choses.
Poursuivant sa réflexion, Diane constate que ce n’est pas seulement Silvandre et le monde autour d’elle qui sont emportés par la loi du branle universel : elle-même ne vaut pas mieux. Elle croyait que son cœur serait le point fixe à partir duquel elle pourrait contempler autour d’elle un monde qui se précipite vers son propre engloutissement, mais elle va découvrir qu’elle-même est entraînée à son tour dans cette noyade générale. Le « rivage » depuis lequel elle regarde couler le fleuve ne sera pas aussi paisible que celui où se tenait Lucrèce : cette rive, qui figure sa propre subjectivité, s’effondre elle aussi et est emportée à son tour.
La science du début du XVIIe siècle considère encore que l’être humain et le monde sont analogiques l’un à l’autre : l’individu est un monde en miniature, et l’univers tout entier n’est qu’un grand corps ; l’homme et le cosmos sont conçus de la même manière. Aussi est-il tout naturel que le cœur de Diane soit soumis aux mêmes bouleversements que le cours du soleil ou celui du fleuve. Le traitement de la fuite du temps ne se limite pas au constat désabusé et au fond banal que tout ici-bas va inexorablement vers son anéantissement, et que Diane est elle aussi condamnée à connaître la vieillesse et la mort : ce n’est pas à une nouvelle variation sur le thème du « Quand vous serez bien veille… » ronsardien qu’est conduite la bergère, ni à une anticipation de sa décrépitude. Diane constate en fait, avec une vive surprise (« ravie, étonnement »), que l’effet dévastateur du temps sur l’âme est à la fois plus discret et plus insidieux que ne le laissait croire le lieu commun cher à Ronsard : le temps est ici infiniment redoutable car il brise la continuité du « moi » et fragmente la subjectivité. Ce n’est pas la vieillesse à venir que craint l’héroïne, mais l’impossibilité de se saisir dans la durée ; elle a le sentiment de changer « en des moments », et découvre la modification qui s’opère en elle à son insu : « je ne suis pas la même Diane que j’étais quand je suis venue ici ». Le temps décompose l’identité, et, en transformant d’instant en instant les êtres, rend impossible leur installation dans une quelconque continuité temporelle. La puissance métamorphosante du temps s’exerce donc aussi sur les cœurs, telle est la découverte surprenante et effrayante de Diane sur le rivage : « Ce fut bien cette pensée » (et non la perte présumée de Silvandre) « qui la toucha vivement. »
Le topos ronsardien de la fuite du temps faisait du souvenir le lieu d’une remembrance grâce à laquelle le moi parvenait à se ressaisir, et sur lequel le cours des choses n’avait pas de prise : Hélène pouvait, toute décrépite près de sa chandelle, trouver une consolation et comme une preuve de son existence passée en se rappelant que Ronsard l’avait célébrée lorsqu’elle était belle ; les griffes du temps n’avaient pas de prise sur sa mémoire, ce noyau indestructible de la vie intérieure. Ici, en revanche, le souvenir auquel Diane s’exhorte (« ressouviens-toi ») ne sert qu’à accuser son changement : la bergère en effet, à travers un récit rétrospectif, tente de se retrouver dans son passé (« considère ») ; mais l’analyse du fond de son cœur ne tend qu’à exacerber la différence qui oppose le moi présent à celui d’autrefois, comme le souligne une forte antithèse doublée d’un parallélisme (« quelle tu t’es rendue… quelle tu te trouves maintenant »). Le verbe « souloir », répété à plusieurs reprises et qui signifie « avoir l’habitude de » (il vient du latin soleo), renvoie bien à cette impossibilité de demeurer loyal à soi-même. Tout le travail de la mémoire auquel se livre Diane a pour seul résultat de faire ressortir ces dissimilitudes de soi à soi : Diane ne se « reconnaî(t) plus, ne trouvant plus rien en [elle] de cette première Diane ». L’effet de surprise provoqué par cette découverte est souligné par une antiphrase ironique qu’elle s’adresse à elle-même : « Que tu n’es pas changée ».
Grâce au pouvoir cruel du souvenir, Diane prend ainsi conscience – bien avant Rimbaud – que « je est un autre » : aussi le monologue intérieur se transforme-t-il rapidement en doléances dont le souvenir du moi d’antan accable la Diane présente. Elle n’adresse pas de longues plaintes à Silvandre, comme on s’y attendrait, mais elle se répand en reproches contre elle-même : c’est elle qui est l’infidèle, et sa faute a été de croire en la possibilité de sa propre constance. Son moi scindé et incohérent devient alors le théâtre d’une « dispute » ou d’un duel qu’elle livre contre elle-même : elle s’interroge (« dis-tu pas… ? »), elle s’exhorte (« considère »), elle s’arrache de douloureux aveux (« avoue »). Il ne s’agit pas d’une confession qui lui apporterait une consolation, mais d’un réquisitoire qui multiplie les griefs et ajoute l’accusation de mensonge à celle de trahison ; non contente d’être victime, comme toute créature, d’une inconstance qui, après tout, est la « loi » du monde, elle a cru en effet à tort pouvoir s’exempter de l’édit général et rester fidèle à ce qu’elle était : l’artifice rhétorique d’un chiasme censé servir à préserver l’intégrité de sa subjectivité (« ce n’est pas toi qui changes / mais ce sont toutes les autres choses qui changent envers toi ») s’avère un leurre de plus (« flatteuse de toi-même ») : Diane découvre qu’elle s’est abusée et qu’elle aussi est emportée par le courant. La forme du monologue dialogué, qui dramatise le texte et confère une dynamique à cette analyse minutieuse de la psyché, exprime le désarroi existentiel et la scission que Diane expérimente dans son âme.
Quel est le fil ténu qui peut encore, dans cette déréliction du moi, assurer malgré tout une forme de continuité et garantir sinon une quelconque constance, mais du moins une apparence de persistance dans l’être ? Le nom seul permet de maintenir, de façon dérisoire, l’illusion d’un moi vidé de tout contenu. À la fin du texte, Diane n’est plus rien que le souffle d’une voix désincarnée, « flatus vocis », l’écho d’un son qui se perd, comme le souligne la répétition du vain mot qui sert à la désigner, et dans lequel pourtant réside toute l’illusion de son existence. Contrairement à Proust, qui parviendra, grâce à la magie du nom et de la littérature, à faire surgir le monde englouti de son passé, Diane constate l’inanité d’un langage purement nominal, bulle venteuse et creuse dépourvue d’épaisseur. L’incantation poétique dont le texte est chargé ne suffira pas à ressusciter la Diane d’autrefois : les mots ne sont doués d’aucune vertu magique ; l’effet de « sorcellerie évocatoire » que les poètes, de Ronsard à Baudelaire, prêtent à la langue littéraire, n’est qu’une chimère de plus : Diane restera ce nom fantomatique égaré sur les bords d’un Lignon changé en Styx, et ne retrouvera pas le temps perdu ; elle ne pourra qu’observer dans l’onde coulante le reflet illusoire de son être, presque irréel à force d’inconsistance. Le souvenir n’est plus, comme chez Ronsard, le procédé alchimique capable de sublimer et d’idéaliser le passé, car celui-ci est irréparablement entraîné dans un fleuve d’oubli (« courant dans le sein de l’oubli ») ; le Lignon cesse ainsi d’être le symbole de l’âge d’or et la composante nécessaire du locus amoenus pastoral : il devient, en une métaphore sinistre, ce Léthé fabuleux dont les eaux vertes et inquiétantes charrient aux enfers les souvenirs des hommes et ôtent aux défunts la mémoire de leur existence.
Cette faillite, qui est non seulement celle d’une ontologie tranquille, mais aussi celle du langage et de la littérature, explique le ton funèbre qui règne dans le texte : Diane semble comme morte (« sans faire autre action qui donnât connaissance de vie »), tombe en catalepsie (« léthargie », « profond sommeil »), et ses réflexions sont fréquemment interrompues par de longs silences (« demeurant quelque temps sans parler »). La plainte d’amour tourne ainsi au questionnement métaphysique – qu’est-ce que vivre et mourir ? L’existence apparaît à la bergère comme une suite ininterrompue et inaperçue de morts et une juxtaposition de « moi » constamment changeants, et tous différents les uns des autres. Diane est ainsi insensiblement menée à une méditation d’ordre philosophique sur l’être et le temps, comme le montrent l’emploi d’un vocabulaire abstrait (« toutes les choses »), la tendance à la généralisation (« tout ce qui est dans l’univers », « universel », « loi générale »), et l’inscription de cette réflexion dans une longue tradition remontant aux présocratiques : Diane se livre à une recherche de la vérité, comme l’attestent les mots « véritable », « opinion », « connaissance ». Assise et immobile, examinant son image dans le fleuve et n’y trouvant que le crâne des Vanités baroques (« les choses mortelles »), cette Diane impassible en vient à ressembler aux Madeleines de La Tour qui, le regard perdu au fond d’un miroir, ne s’y mirent que pour y quérir un témoignage de la vanitas.
Cette quête métaphysique n’a rien pourtant de la sécheresse d’un traité : le cours des phrases et de son raisonnement suit des détours complexes et des circonvolutions baroques, comme si cette écriture précieuse tentait de mimer les méandres du fleuve et rebondissait sans cesse : elle « reprenait », « à ce mot », elle « reprit ». Sa pensée ne suit pas une progression logique, mais procède par association d’idées qui surgissent et donnent au texte un aspect sinueux ; la composition du passage est ainsi musicale et en rien géométrique : la prise de conscience de son propre changement, ébauchée au début du texte (« je ne suis pas la même Diane »), est reprise et pour ainsi dire réorchestrée à la fin du passage (« je ne te reconnais plus »). Chez Diane, la quête du temps perdu se solde par un échec : l’affleurement des souvenirs provoque en elle l’étrange sensation de sa propre déloyauté, qui lui semble bien plus grave que la trahison supposée de Silvandre, car c’est en fait l’irrémédiable dissolution de son identité et la désagrégation progressive de son être, emportés dans le fil tragique du devenir, que lui révèle cette contemplation pensive des eaux tranquilles du fleuve forézien.
Diane se trompe : Silvandre, modèle du parfait amant, aime sa bergère d’un amour plus pur encore, si c’est possible, que celui de Céladon pour Astrée, et les deux héros finiront par se réconcilier et s’épouser. Mais la fin heureuse de l’histoire n’ôtera rien à la profondeur des réflexions sur l’être et le temps ici élaborées. L’amour, si positif et valorisé dans L’Astrée, sert de point de départ à une méditation métaphysique qui débouche sur une prise de conscience par Diane de sa propre inconstance, au cours d’une réflexion mélancolique qui relève de ce que Jean Rousset nomme « l’inconstance noire » : Diane constate avec effroi la versatilité des choses et son incapacité à fixer l’insaisissable. Si Hylas s’enchante de l’inconstance, s’en grise et s’y plonge avec délices, le même constat de la mutabilité universelle conduit Diane à une conclusion toute contraire : aux yeux de la bergère, tout se perd dans les tourbillons d’un fleuve qui coule tragiquement vers l’oubli. L’Arcadie gauloise décrite dans L’Astrée comporte ainsi une face noire, et un tel texte nous rappelle que la divinité de l’âge d’or n’est autre que Saturne, le dieu du temps qui dévore ses enfants. Recherche désespérée du temps perdu, le récit en vient ici à se colorer de nuances sombres : la sérénité pastorale cède la place à une évocation du monde désenchantée et dont le pessimisme n’est pas loin d’annoncer celui de Pascal – le Lignon, comme les sinistres fleuves de Babylone, coule, et tombe, et entraîne [3]

 3.3.2.2. Super flumina Babylonis

Chez les écrivains religieux, la paraphrase du psaume 136 est un des lieux d’élection de cette pensée de l’écoulement sombre du monde. Les Hébreux, en exil à Babylone, méditent devant les fleuves étrangers et songent à leur patrie perdue, et chantant des cantiques de leur pays :

Au bord des fleuves de Babylone
nous étions assis et nous pleurions,
nous souvenant de Sion ;
aux peupliers d’alentour
nous avions pendu nos harpes.
 
Et c’est là qu’ils nous demandèrent,
nos geôliers, des cantiques,
nos ravisseurs, de la joie :
« Chantez-nous, disaient-ils,
un cantique de Sion. [...] » [4]

Les paraphrastes des psaumes pénitentiaux ont commenté avec une sourde complaisance ces strophes, ainsi le poète Jean de La Ceppède ; plus connu pour ses Théorèmes sur la Passion du Christ, il fut aussi auteur de paraphrases. Celle-ci figure, en une langue volonairement affectée, la souffrance nostalgique du peuple juif captif, pleurant d’hyperboliques torrents de larmes, au point d’inonder le sable de la rive :

Bannis de l’air natal, quand le joug Tyrannique
Nous traina sur les bords du flot Babylonique
Souspirans estonnés en ces barbares lieux[19],
Ton image, ô Sion, roulant par nos pensées
Rengregeoit[20] les regrets de nos joyes passées,
Et détrempoit le sable aux torrens de nos yeux.
 
Nos luths pendoient muets aux saules du rivage
Quand ceux, qui triomphoient de nostre dur servage
Ennuyez[21], offensez de nos tristes façons,
Commandent que chacun son courage ranime :
Entonnez (disoient-ils) les Hymnes de Solyme
Et nous resjoüissez de vos belles chansons.

La plus célèbre des variations sur le psaume 136 est celle composée par Pascal (1623-1662) dans les Pensées. Ce recueil posthume de fragments est avant tout le brouillon d’une défense de la religion chrétienne attaquée par le courant libertin, mais les Pensées n’ont jamais la sécheresse abstraite d’un traité.

Les fleuves de Babylone coulent, el tombent et
entraînent.
Ô sainte Sion, où tout est stable et où rien ne
tombe !
Il faut s’asseoir sur les fleuves, non sous ou dedans, mais dessus ; et non debout, mais assis : pour être humble, étant assis, et en sûreté, étant dessus. Mais nous serons debout dans les porches de Hiérusalem.
Qu’on voie si ce plaisir est stable ou coulant : s’il passe, c’est un fleuve de Babylone.

Écrivain visionnaire, Pascal ancre son apologie dans un paysage étrange et inquiétant. Au fil des fragments, nous voyons surgir un décor halluciné et menaçant, mélange d’eau et de boue s’écoulant à l’infini dans une nuit éternelle : sans aucun doute, Pascal est l’auteur des plus saisissantes et des plus troublantes évocations de l’inconstance noire. L’inconstance, pour Pascal, s’explique par le péché. La Chute d’Adam chassé du Paradis nous a séparés de Dieu, qui représente la Permanence, l’Éternité et le repos. En péchant, Adam est tombé dans le monde des créatures périssables, et est lui-même devenu un roseau fragile, en proie à la maladie et la mort : à son immortalité originelle succède ainsi une inconstance foncière : il s’est soumis au cycle infernal de la génération et de la corruption. Cette perspective est platonicienne : l’homme a
quitté le monde stable de la vérité pour plonger dans un univers d’illusions et de fantasmagories qu’on peut légitimement appeler baroque. Exilé de son vrai lieu où il connaissait le repos, l’être humain est ainsi soumis à la versatilité universelle. Cette angoisse traverse tout les texte des Pensées :
« L’écoulement. c’est une chose terrible de sentir s’écouler tout ce
qu’on possède » [5]. Cette brève notation est réorchestrée dans les deux paraphrases du psaume 136 sur « les fleuves de Babylone » [6]. On peut noter, dans ce court poème, la belle triade « coule, et tombent, et entraînent », mais aussi, « passe, coulant ». Le fragment des deux infinis reprend magistralement cette hantise de la fuite
éternelle des choses :

Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises, il glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous… [7]

On ne saurait imaginer plus riche concentration de termes et de tournures
destinées à communiquer au destinataire libertin cette peur panique de voir
les choses se dissiper en fumée, ou plutôt se liquéfier sous les yeux de qui
les regarde. Ses rivières coulantes ne sont pas, comme dans l’imaginaire
pastoral et dans le stéréotype du locus amoenus, des eaux bienfaisantes : ce
sont des « fleuves de feu » parcourant des « terres malédiction » [8],
vision fantastique et inquiétante qui fait de la terre un enfer fluide, où les
damnés n’auraient pas même la dernière consolation de sentir sous leurs
pieds un point d’équilibre et de fixité.

Cette terre maudite où se déroule notre existence n’est pas, on l’imagine, une heureuse campagne bucolique : c’est un monde fangeux, un vaste marécage fait de sables mouvants menaçant à chaque instant de nous « engloutir ». Dans ce monde fluent et limoneux, l’homme n’a pas plus de solidité ni de valeur que la boue qu’il a sous les pieds : Isaïe compare l’homme à de l’herbe : Omnis caro foenum, et claritas hominis ut flos foeni, (Is. 40, 6) ; chez Pascal, cette herbe biblique se métamorphose tout naturellement en un roseau,
comme il convient à l’être humain évoluant dans un univers marécageux : « l’homme n’est qu’un roseau » poussant sur les bords d’un marais.

Ces paysages fétides entraînent tout naturellement un imaginaire morbide et paludéen : comment ces tourbières malsaines ne provoqueraient-elles pas toutes sortes d’infections ? Comment cette atmosphère de pestilence ne déboucherait-elle pas sur la description d’états morbides ? Comme nous l’avons expliqué dans un précédent chapitre de ce cours, l’homme est atteint, depuis la Chute, d’un mal mortel, le péché, qui le ronge et le gangrène. D’où ces images de corruption, de pourriture et de putréfaction qui servent à le décrire : « que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure ! » (fr. 171). Le
coeur est une citerne suintante (« …la citerne d’où vous êtes tirés », fr. 718) ; l’homme est un « cloaque d’incertitude et d’erreur » (fr. 164), un « ver de terre » (fr. 164) rampant dans la vase : on peut aisément multiplier les références et voir ainsi se dessiner un paysage d’eaux impures qui constitue aussi bien le monde où nous vivons que notre propre coeur sans fonds. Comme Job, l’homme est un malade, plein « d’abcès », en proie à des « fièvres » (fr. 587), et incurable sans la grâce.

Ces marais où nous traînons sans espoir sont d’autant plus inquiétants que Pascal se les représente plongés dans la nuit : roseaux pensants, nous passons notre vie près de fleuves en feu, et dans une obscurité silencieuse. Pour punition de nos crimes, nous errons dans des bourbiers nocturnes, « égarés, avec inquiétude et sans succès, dans des ténèbres impénétrables » (fr. 19), perdus sans espoir de trouver le chemin. Paraphrasant Isaïe, Pascal écrit :

Nous avons attendu la lumière et nous ne trouvons que les ténèbres. Nous avons espéré la clarté et nous marchons dans l’obscurité. Nous avons tâté contre la muraille comme des aveugles, nous avons heurté en plein midi, comme au milieu d’une nuit, et comme des morts en des lieux ténébreux. [9]

Sans lumière ni pilote, l’homme est abandonné dans ce paysage désolé : « l’homme [est] sans lumière abandonné à lui-même et comme égaré » (fr. 229). Il ne lui reste qu’à tenter voguer sur ces marais, au milieu de fleuves embrasés, sans le moindre falot capable de le guider : « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre » (fr. 230). L’image dont se sert Pascal pour figurer cet homme impuissant et livré à lui-même n’est pas celle du labyrinthe, mais celle du grand espace vide et silencieux : « l’univers » est « muet » (229), et « le silence éternel des espaces infinis » est effrayant (232). Ces images de l’abandon, omniprésentes
chez l’apologiste, sont une conséquence de la théologie augustinienne
du « double délaissement » évoqué dans un chapitre précédent : Dieu a pris acte de la désobéissance d’Adam et l’a abandonné à son tour ; mais l’humanité sans Dieu, en qui toutes les facultés se sont éteintes, n’est plus qu’une masse de perdition qui vagabonde sans but dans un monde absurde.

C’est ainsi l’angoisse des espaces vides, que les psychanalystes nomment agoraphobie, qui caractérise le rapport à l’espace dans les Pensées, soit que Pascal ressente cette phobie (« Pascal avait son gouffre », écrivait Baudelaire dans les Fleurs du mal), soit, plus vraisemblablement, qu’il cherche à la susciter chez son destinataire libertin : « notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui
l’enferment et le fuient » (230). Mais, dans un mouvement de renversement surprenant, l’espace indéfini et sans limites rassurantes devient un « cachot » où l’homme est enfermé (230), comme écrasé par le poids de cet univers sans limites qui l’accable ; d’où les termes d’enfermement et la métaphore de la prison, récurrents dans les Pensées : l’agoraphobie débouche ainsi paradoxalement et simultanément sur une impression de claustrophobie.

Des hommes victimes d’un mal mystérieux, roseaux perdus dans une fange malsaine, plongés en une nuit sans fin éclairée seulement par le reflet de rivières en flammes, tel est le décor atroce et épouvantable dans lequel se déroule le fil de la pensée pascalienne. Philippe Sellier écrit :

[Pascal n’emprunte à Augustin] que ses images les plus lugubres : les lourdes eaux du fleuve, où se mêlent fantastiquement de sulfureuses lueurs et de glauques ténèbres, et dont le cours est bordé de frêles créatures qui rouleront bientôt dans cette boue fumante. Tout cela dans un silence oppressant ! [10]

Références

Extraits de :

Tony Gheeraert, Saturne aux deux visages, Rouen, PURH, 2006.

Tony Gheeraert, À la recherche du Dieu caché : introduction aux Pensées de Pascal, Bibliothèque électronique de Port-Royal, 2007.

Notes

[1Celui « qui disait que jamais une même personne ne passa deux fois une même rivière », c’est le philosophe grec présocratique Héraclite, penseur du devenir et de l’inconstance. Mais en fait, les réflexions de Diane démarquent un essai de Montaigne (Essais, III, 2, « Du repentir »), où l’essayiste développe des idées très proches : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. »

[2L’Astrée, IV, 1, édition Vaganay, p. 46-47.

[3Pensées, fr. S. 748.

[4Traduction de la Bible de Jérusalem

[5fr. 626 édition Sellier.

[6fr. 460 et 748

[7fr. 230

[8fr. 460

[9fr. 735 ; cf. Is. 59, 9-11.

[10Pascal et saint Augustin, op.cit., p. 25.

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