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3.1.4. Mouvements

Le baroque affectionne « le mouvement qui déplace le ligne » : reprenant un vocabulaire renaissant, il s’emploie à le doter d’une dynamique qui l’anime, l’entraîne et l’emporte dans le tourbillon d’une vie inépuisable.

« L’homme n’est jamais plus semblable à lui-même que quand il est en mouvement. » (Le Bernin)

Le baroque hérite des procédés maniéristes : la rupture se situe moins dans les techniques que dans l’esprit qui les anime. Les artistes de la Contre-Réforme, en effet, se plaisent, comme leurs prédécesseurs maniéristes, à tordre les lignes et à troubler les équilibres. Mais leur visée n’est pas la même : loin de s’employer à semer le doute et le désarroi, ils tâchent au contraire de fasciner en exhibant le mouvement qui est celui du monde, toujours divers, toujours chatoyant, toujours merveilleux. C’est qu’il s’agit de mettre en scène l’élan des hommes vers Dieu, et de Dieu vers les hommes. Le baldaquin du Bernin, qui orne l’autel de Saint-Pierre de Rome, est emblématique de ce programme.

Le Bernin, Autel papal et baldquin
Saint-Pierre de Rome, 1663

Le Bernin, Autel papal et baldaquin
Saint-Pierre de Rome, 1663

André Chastel voit dans cette sculpture de jeunesse de l’artiste un « manifeste » baroque. Tout est mis en œuvre pour fuir le statisme et suggérer l’ascension vers le Ciel : les colonnes torsadées, les voltes, les courbes étourdissantes tourbillonnent et entraînent le fidèle dans leur giration spiralée, figurant le mouvement ascensionnel irrépressible de la flamme. L’utilisation originale du bronze et le jeu des couleurs soulignent et révèlent la réalité théologique de la transsubstantiation, qui, en métamorphosant le pain en corps sacré du Christ, mêle le ciel et la terre et sanctifie le monde sensible.

L’attrait baroque pour le décor trouve tout particulièrement à s’exprimer dans les façades des églises jésuites.

Giacomo Della Porta (1533-1602), façade du Gesù
(Rome, 1575)

Si celle du Gesù, une des premières réalisations dans ce genre, est encore sobre, celle de l’église des Quatre Fontaines, due à Francesco Borromini, est plus audacieuse.

Francesco Borromini (1599-1667), église des quatre fontaines
(Rome)

La façade, toute de courbes et de contre-courbes, se creuse et s’enfle alternativement : aux compositions rectilignes de la Renaissance, l’artiste préfère les ondulations convexes et concaves d’une pierre qui imite la vague. Il donne libre cours à une profusion décorative et opte pour des retraits, des avancées et un balcon : l’église se fait ici théâtre, et, conquérante, empiète sur l’extérieur. La valeur décorative l’emporte sur la fonction architecturale : les colonnes apparaissent plus comme des ornements que comme éléments destinés à soutenir le bâtiment. À Venise, Balthasar Longhena orne la façade de la Salute d’épaisses volutes enroulées sur elles-mêmes. L’intérieur des édifices est également moins sévère : au rigoureux plan carré ou à la croix grecque, les architectes préfèrent désormais les ovales et les ellipses, et affectionnent les contrastes entre l’ombre et la lumière qui dramatisent et théâtralisent l’espace.

Balthasar Longhena (1598-1682), Santa Maria Della Salute
(Venise, 1687)

Pierre-Paul Rubens (1577-1640), Descente de croix
Musée de Lille

Le goût baroque pour le mouvement n’épargne pas la peinture religieuse du temps, ainsi chez le catholique flamand Rubens (1577-1640) : la composition de sa Descente de croix construite sur des figures curvilignes et elliptiques, tend à déformer les postures : le corps disloqué du Christ forme un S, tandis que Jean, cambré, semble sur le point de basculer. L’ampleur de la toile surchargée de figures, le mouvement des drapés, l’expressivité des visages, les oppositions de couleur, ou encore le contraste entre la beauté de Madeleine et la lividité cadavérique de Jésus, tout cela contribue au pathétique d’une toile théâtrale, qui invite le spectateur à participer à la scène et à compatir aux souffrances du Christ et des apôtres.

La célébration du monde sensible confine nécessairement à celui de l’éphémère et de l’instant qui passe, du moment qui s’enfuit. Ce n’est pas un hasard si les architectes de l’époque triomphent à mettre en scène l’eau qui s’élève en jets et retombe en gouttelettes miroitantes : c’est la fluidité d’un monde en constante métamorphose que suggèrent les créateurs de fontaines. L’une des plus belles réussites romaines en la matière est la Fontaine des Quatre-Fleuves, située place Navona, et édifiée de 1648 à 1651 par Le Bernin.

Le Bernin, Fontaine des Quatre Fleuves
Place Navone, Rome (1648-1651)

Sous une obélisque dressée comme une ligne droite au milieu d’un chaos de courbes, des statues colossales représentent les quatre principaux fleuves des quatre continents connus à l’époque (Danube, Nil, Gange, Rio de la Plata). Ces allégories sont figées, comme arrêtées dans une invraisemblable position. La fontaine, située en face de la résidence d’Innocent X, est l’emblème de la Contre-Réforme conquérante : la colombe, placée au sommet de la fontaine, symbolise la victoire du christianisme sur le monde entier. Les jeux d’eau sont ici particulièrement subtils : le bassin très bas, de même forme que la place, crée l’illusion d’une proximité entre les sculptures et le promeneur. Les cascades chatoient en ruisselant le long des rochers, débordent, en tumulte, tombe en gerbe et miroite, souligne les spirales et les enroulements, anime de son mouvement hasardeux les sculptures.

Le Bernin, Fontaine des Quatre Fleuves
Place Navone, Rome (1648-1651)

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