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2.3.1. « Le soleil oblique »

À l’optimisme conquérant de la première Renaissance, qui espérait en un prochain retour de l’âge d’or, succède une amertume mélancolique posée sur un fond de sentiment d’insécurité. Au luxe, au goût des fêtes, à la foi dans le progrès qui avaient marqué le temps de François Premier, succèdent le doute, le scepticisme, et l’expérience de l’instabilité sous toutes ses formes. Les Essais constituent, en France, l’expression la plus saisissante de ce désarroi, mais on en trouve aussi, outre-Manche, sous la plume de John Donne, des formulations tout aussi aiguës.

 2.3.1.1. « L’extrémité de nos craintes »

S’il est un témoin privilégié des crises qui secouent la fin du XVIe siècle, c’est Montaigne, qui constate le bouleversement, mais échoue à l’interpréter autrement que sur le mode d’une décadence, d’un effondrement auquel rien ne résistera que le néant. Les vagues espoirs d’un rétablissement sont combattus par le pressentiment d’une destruction universelle prochaine, « l’extrémité de nos craintes ». Les Essais déploient leur sinueux mouvement sur ce fond de mélancolie, d’anxiété, de menace de disparition imminente, et d’impression de vivre sur un fil, en un crépuscule qui risque d’être le dernier soir du monde.

Le ciel et les estoilles ont branslé trois mille ans, tout le monde l’avoit ainsi creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien, ou (selon Theophraste) Nicetas Syracusien s’advisa de maintenir que c’estoit la terre qui se mouvoit, par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son aixieu. Et de nostre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu’il s’en sert tres-reglément à toutes les consequences Astrologiennes. Que prendrons nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sçait qu’une tierce opinion d’icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes ?
Sic volvenda ætas commutat tempora rerum,
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore,
Porro aliud succedit, Et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, Et miro est mortales inter honore.

[Ainsi dans sa course le temps change la condition des choses : ce qui était apprécié tombe dans le mépris : un autre objet remplace le premier et sort du discrédit ; de jour en jour on le recherche davantage, la découverte nouvelle obtient toutes les louanges et une incroyable estime parmi les hommes. (Lucrèce, De Natura rerum, livre V) ]

Ainsi quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu’avant qu’elle fust produite, sa contraire estoit en vogue : et comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l’advenir une tierce invention, qui choquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu’Aristote a introduicts, fussent en credit, d’autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s’arreste à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps advenir, la possession de nostre creance ? ils ne sont non plus exempts du boute-hors, qu’estoient leurs devanciers. Quand on me presse d’un nouvel argument, c’est à moy à estimer que ce, à quoy je ne puis satisfaire, un autre y satisfera : Car de croire toutes les apparences, desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c’est une grande simplesse : Il en adviendroit par là, que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, auroit sa creance contournable, comme une girouette : car son ame estant molle et sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse, autres et autres impressions, la derniere effaçant tousjours la trace de la precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre suivant la pratique, qu’il en parlera à son conseil, ou s’en rapporter aux plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il que la medecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu, qu’on nomme Paracelse, change et renverse tout l’ordre des regles anciennes, et maintient que jusques à cette heure, elle n’a servy qu’à faire mourir les hommes. Je croy qu’il verifiera aisément cela : Mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle experience, je trouve que ce ne seroit pas grand’ sagesse.

Michel de Montaigne (1533-1592), Les Essais (1580-1592), II, 12, « Apologie de Raymond Sebond ».

Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous : En tous les grands estats, soit de Chrestienté, soit d’ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouverez une evidente menasse de changement et de ruyne :

Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas.

Ils ont aussi leur infirmité, et une pareille tempête les menace tous (Virgile)

Les astrologues ont beau jeu, à nous advertir, comme ils font, de grandes alterations, et mutations prochaines : leurs devinations sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela.
Nous n’avons pas seulement à tirer consolation, de cette societé universelle de mal et de menasse : mais encores quelque esperance, pour la duree de nostre estat : d’autant que naturellement, rien ne tombe, là où tout tombe : La maladie universelle est la santé particuliere : La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, je n’en entre point au desespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver :

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice.
 
Peut-être un dieu par un retour favorable
Remettra-t-il ces choses en état (Horace)

Qui sçait, si Dieu voudra qu’il en advienne, comme des corps qui se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefves maladies : lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette, que celle qu’elles leur avoient osté ?

Ce qui me poise le plus, c’est qu’à conter les symptomes de nostre mal, j’en vois autant de naturels, et de ceux que le ciel nous envoye, et proprement siens, que de ceux que nostre desreiglement, et l’imprudence humaine y conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous avons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n’est pas alteration en la masse, entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion (i.e. anéantissement) : l’extreme de noz craintes.

Montaigne (1533-1592), Essais, 1580-1592. Livre III, Essai IX.

 2.3.1.2. Disgrâce : le soleil oblique

La poésie aussi exprime ce désarroi et cette anxiété, ici à la faveur inattendue d’un poème d’amour :

Disgrâce
 
La haute Idée à mon univers mère,
Si hautement de nul jamais comprise,
M’est à présent ténébreuse Chimère.
 
Le tout, d’où fut toute ma forme prise,
Plus de mon tout, de mon tout exemplaire,
M’est simplement une vaine feintise.
 
Ce, qui soulait mon imparfait parfaire
Par son parfait, sa force a retirée,
Pour mon parfait en imparfait refaire.
 
Le Ciel, qui fut mon haut Ciel Empyrée,
Fixe moteur de ma force première,
Pour m’affaiblir rend sa force empirée.
 
La grand clarté, à luire coutumière
En mon obscur, me semble être éclipsée
Pour me priver du jour de sa lumière.
 
La Sphère en rond, de circuit lassée
Pour ma faveur, malgré sa symétrie
En nouveau cours contre moi s’est poussée.
 
La harmonie, aux doux consens nourrie
Des sept accords, contre l’ordre sphérique
Horriblement entour mon ouïr crie.
 
Le clair Soleil, par la ligne écliptique
De son devoir mes yeux plus n’illumine,
Mais, puis que pis ne peut, se fait oblique.
 
La déité, qui de moi détermine,
De ne prévoir que mon malheur m’assure,
Et au passer du temps mon bien termine.
 
L’âme, qui fit longtemps en moi demeure,
Iniquement d’autre corps s’associe.
Et s’éloignant de moi, veut que je meure
Pour s’exercer en palingénésie.
 
Pontus de Tyard (1521-1605), Premier livre des erreurs amoureuses, 1549-1555.

Pontus écrit les Erreurs amoureuses à Lyon en 1549, recueil qu’il prolonge jusqu’en 1555 de plusieurs ajouts. Son style se rapproche de celui de Pétrarque et la Délie de son ami Maurice Scève), et le sujet a peut-être été inspiré par Louise Labé.

Un poème comme Disgrâce, qui chante l’amour malheureux, peut être lu comme une métaphore épistémologique telle que la décrivent Eco et Venet : exactement à la même époque que Copernic, mais par d’autres voies, Pontus perçoit le désenchantement du monde, le silence des sphères, le déclin de l’harmonie, l’imperfection du cosmos liée à l’imperfection du moi : décentrement, disharmonie, disproportion, autant de traits maniéristes qui expriment, en suivant d’autres cheminements, le même « esprit du temps », et la même crise profonde de la conscience, que celle qui affecte l’astronomie à la même époque. Pontus pressent les ellipses du Ciel : « soleil oblique ». Non qu’il faille y voir un quelconque savoir obscur et prophétique, seulement le signe d’une convergence des mentalités, d’un esprit du temps collectif qui se décline différemment selon les arts et les sciences. La science ne découvre que ce qu’elle cherche, et ce qu’elle veut trouver : Képler découvrira les orbites elliptiques parce que tout, à son époque, l’invite à poser cette hypothèse, jusqu’aux discours des poètes.

 2.3.1.3. « Toute cohérence abolie » : mélancolie élisabéthaine

L’Angleterre, dit-on, reste à l’écart des grands courants de pensée du siècle : voire, car les écrivains anglais ont exprimé avec une sensibilité très aiguë le désarroi qui touchait toute l’Europe intellectuelle au soir de la Renaissance. Shakespeare, ainsi, à la faveur du récit de la mort de César, met en scène des cataclysmes cosmiques qui renvoient davantage à son époque qu’à celle du dictateur romain :

Calpurnia : César, jamais je ne me suis arrêtée aux présages, mais aujourd’hui ils m’effraient. Il y a ici qulqu’un, sans parler de ce que nous avons vu et entendu, qui raconte d’horribles visions apparues aux gardes. Une lionne a mis bas dans la rue ; les tombeaux ont baillé et exhalé leurs morts. Dans les nues se heurtaient de farouches guerriers de feu, régulièrement formés en bataille par lignes et par carrés ; et le sang tombait en bruine sur le Capitole. Le bruit du combat retentissait dans l’air : les chevaux hennissaient, les mourants râlaient ; et des spectres criaient et hurlaient à travers les rues. Ô César, ces choses sont inouïes, et j’en ai peur.

William Shakespeare (1564-1616), Jules César, 1599, Acte I.

La notion de « maniérisme » a été convoquée avec succès par plusieurs spécialistes, en particulier Jean-Pierre Maquerlot [1], Gisèle Venet [2], ou Christine Buci-Glucksmann, [3]. Jean-Pierre Maquerlot, qui s’appuie sur cinq pièces parmi lesquelles Jules César et Hamlet (1600), insiste sur différents aspects esthétiques qui s’éclairent à travers la référence au maniérisme pictural : l’exhibition des pouvoirs de l’art et la virtuosité, le décentrement, le goût du jeu. On pourrait y ajouter ce sentiment d’une nature désertée, abandonnée, en crise, qui suscite le désarroi : « Le monde est un promontoire stérile », s’écrit ainsi Hamlet :

J’ai depuis peu perdu toute ma gaîté : vraiment tout pèse si lourdement à mon humeur que la terre, cette belle création, me semble un promontoire stérile ; le ciel, ce dais splendide, regardez ! ce magnifique plafond, ce toit mystérieux constellé de flammes d’or, eh bien, il ne m’apparaît plus que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles ! (II, 2) »

Le personnage exprime le sentiment de chaos dans lequel est plongé l’univers, faute de normes et de repères. A la même époque, on retrouve le même désarroi chez John Donne, que Robert Ellrodt, dans sa thèse sur les poètes métaphysiques, considérait déjà comme un poète maniériste [4], jugement qu’il développa de nouveau par la suite.

Dans les premières années du XVIIe siècle en effet, un autre poète anglais, John Donne, donnera une saisissante expression de ce désaroi qu’on peut qualifier de maniériste, ou de baroque : il exprimera l’effondrement du cosmos qui répond en fait au désarroi contemporain provoqué par les découvertes scientifiques dans l’Anatomie du monde, (1611), poème de déploration consécutif à la mort d’Elizabeth Drury, fille de son protecteur Robert Drury, intervenue en 1610. John Donne ne se contente pas ici de suggérer la crise de civilisation : il tente, à travers la poésie elle-même, d’en expliquer les causes théoriques. La mort d’Elizabeth est l’occasion de chercher quelle Providence obscure, ou du moins quel ordre secret des choses, pourrait justifier la mort d’une fillette. Il n’en trouve pas : rien ne peut autoriser ce trépas inadmissible, ce scandale absolu dont seul peut rendre compte l’effondrement du cosmos. La disparition de la jeune personne est le signe tangible d’un déréglement général dont Donne fait, pendant près de 500 vers, une longue et minutieuse analyse. C’en est fini, explique-t-il, de l’image unifiée et harmonieuse du cosmos telle qu’elle existait auparavant. Désabusé, le poète conclut à un émiettement de l’univers en passe de sombrer définitivement et de retourner à l’état d’atomes. Rien ne reste de l’ancienne splendeur du cosmos dans notre monde « usé » et stérile, incapable de rien produire ou de rien engendrer que des avortons. La crise de la philosophie et celle de l’astronomie nourrissent, chez Donne comme chez Hamlet, une sombre mélancolie et un sentiment de perte. L’homme est égaré sur une terre sortie de ses gonds.

Quelques mois ont passé depuis sa mort à peine,
Mais sa mort a mis fin aux mesures du temps :
Longue, longue paraît son absence et pourtant
Nul n’ose dire encore ce qui nous fut ravi [...]
Mais bien qu’il soit trop tard pour te porter secours,
Monde malade, monde mort, oui, putréfié,
Car ton baume essentiel, celle qui te gardait
En vie, ne peut revivre, ni toi non plus, du moins,
Sans te ressusciter, vais-je tenter de voir
Le profit à tirer de ton anatomie [...]
 
Comme l’humanité, la structure du monde
Est disloquée [...]
 
Et la philosophie nouvelle met tout en doute :
L’élément du feu est éteint ; comme la terre,
Le soleil est perdu, et l’esprit de nul homme
Ne peut nous indiquer où l’on peut les trouver.
Et c’est bien confesser que ce monde est usé
Que de chercher au ciel et parmi les planètes
Tant de mondes nouveaux : on voit que celui-ci
S’émiette et, retournant à l’état des atomes,
Vole en éclats, toute cohérence abolie,
Toute juste mesure et toute relation.
Prince et sujet, père et fils sont rôles oubliés,
Car chacun se convainc d’être seul appelé
À devenir Phénix, et seul de son espèce.
Telle est la condition de ce monde à présent
Et elle qui devait en unir les parties,
Qui seule possédait la force magnétique
Capable en les joignant de les souder ensemble ;
Elle que la Nature inventa sagement,
Voyant qu’en leur voyage en l’océan du monde
Les hommes de toute condition s’égaraient
Et d’un nouveau compas de route avaient besoin ;
Elle, le meilleur, le premier original
De toutes les copies ; elle, l’universel
Régisseur du destin, dont les yeux et le sein
Doraient l’Inde de l’Ouest et parfumaient l’Orient ;
Elle qui, répandant son haleine, à ces Îles
Ordonnait de garder les senteurs des épices ;
Elle auprès de qui l’Inde, où tant d’or est enfoui,
N’est que menue monnaie frappée à partir d’elle ;
Elle dont l’univers est une dépendance,
N’étant que ses faubourgs, ou bien son microcosme ;
Elle est morte, oui, morte, et quand tu la sais morte,
Tu sais l’infirmité de ce monde qui boite ;
Apprends encore, surtout grâce à notre Anatomie,
Que cette maladie générale du monde ne réside pas
Dans quelque humeur, ou dans quelque organe isolé ;
Mais, tu le vois bien, il est pourri jusqu’à la moelle,
Et c’est une fièvre agité qui s’est emparée
De toute sa substance, et se trouve maintenant hors de contrôle [...]
 
Car la beauté du monde est flétrie ou perdue,
Beauté née des couleurs et juste proportions.
Dans les cieux nous pensons que la sphère étoilée
A gardé sa rondeur, embrassant l’univers ;
Pourtant les mouvements complexes et changeants,
Observés au cours des âges, ont obligé
L’astronome à forger tant d’excentriques cercles,
Tant de lignes verticales ou transversales,
Que la forme pure est ruinée. Le firmament
Ainsi se divise en quarante-huit parties ;
Dans ces constellations des étoiles nouvelles
Surgissent, d’anciennes disparaissent : on dirait
Au ciel même, tremblements de terre, guerre ou paix,
Où s’effondre l’ancien, se bâtit le nouveau [...]
Car la course du soleil n’est pas circulaire,
Et il n’avance pas d’un pouce en ligne droite ; il ne vient plus
D’où il s’est levé, mais glisse depuis ce point,
De sorte que sa course est serpentine.
 
La terre est-elle encore une machine ronde ? [...]
La proportion du monde est défigurée [...]
Et , oh, il ne peut plus être mis en doute
Que les plus belles proportions de la beauté sont mortes ;
Elle, auprès de qui proportions et symétries auraient dû être mesurées,
Elle qui fut Harmonie [...]
 
Mais le déclin de monde est sensible surtout
En ceci que le ciel retient ses influences
Ou qu’elles n’ont d’effet sur l’élément terrestre :
La stérilité frappe ou le père ou la mère,
La nuée ne conçoit de pluie ou ne répand
L’averse fécondante au moment favorable,
L’air n’engendre plus les saisons en couvant
Maternellement la terre où les êtres naissent.
Les printemps, qui étaient des berceaux, sont des tombes,
Et les naissances avortent dans tous les ventres ;
L’air est rempli de météores dont nul ne sait
Non seulement ce qu’ils annoncent, mais ce qu’ils sont.
La terre produit des serpents tels qu’en Égypte
Les sorciers n’auraient pu en créer de semblables.
Quel homme de l’art ose aujourd’hui se vanter
Qu’il peut à la faveur d’une constellation
Faire descendre du Ciel l’influence des astres,
L’enfermant dans une herbe, un arbre, ou bien un charme,
Et peut faire en touchant ce que font les étoiles ?
L’art est perdu, perdues sont les correspondances [...]
 
John Donne (1572-1631), « Premier Anniversaire : Anatomie du monde », 1611. Traduction de Robert Ellrodt, Imprimerie Nationale.

Texte original (extraits)

Then, as mankinde, so is the worlds whole frame
Quite out of joynt, almost created lame [...]
And new Philosophy cals all in doubt,
The Element of fire is quite put out ;
The Sunne is lost, and th’earth, and no mans wit
Can well direct him where to looke for it.
And freely men confesse that this world’s spent,
When in the Planets, and the Firmament
They seeke so many new ; they see that this
Is crumbled out againe to his Atomis.
’Tis all in pieces, all coherence gone ;
All iust supply, and all Relation :
Prince, Subiect, Father, Sonne, are things forgot,
[F]or euery man alone thinkes he hath got
To be a Phoenix, and that then can be
None of that kinde, of which he is, but he.
This is the worlds condition now, and now
She that should all parts to reunion bow,
She that had all Magnetique force alone,
To draw, and fasten sundred parts in one ;
She whom wise nature had in[u]ented then
When she obseru’d that euery sort of men
Did in their voyage in this worlds Sea stray,
And needed a new compasse for their way ;
Shee that was best, and first originall
Of all faire copies and the generall
Steward to Fate ; shee whose rich eyes, and brest :
Guilt the West-Indies, and perfum’d the East ;
Whose hauing breath’d in this world, did bestow
Spice on those Isles, and bad them still smell so,
And that rich Indie which doth gold interre,
Is but as single money, coyn’d from her :
She to whom this world must it selfe refer,
As Suburbs, or the Microcosme of her,
Shee, shee is dead ; shee’s dead : when thou knowest this,
Thou knowst how lame a cripple this world is.
(And learnst thus much by our Anatomy,
That this worlds generall sicknesse doth not lie
In any humour, or one certaine part ;
But as thou sawest it rotten at the heart,
Thou seest a Hectique feuer hath got hold
Of the whole substance, not to be contrould) [...]
For the worlds beauty is decai’d, or gone,
Beauty, that’s colour, and proportion.
We thinke the heavens enjoy their Sphericall,
Their round proportion embracing all.
But yet their various and perplexed course,
Observ’d in divers ages, doth enforce
Men to finde out so many Eccentrique parts,
Such divers downe-right lines, such overthwarts,
As disproportion that pure forme : It teares
The Firmament in eight and forty sheires,
And in these Constellations then arise
New starres, and old doe vanish from our eyes :
As though heav’n suffered earthquakes, peace or war.
(When new Towers rise, and old demolish’t are.
For his course is not round ; nor can the Sunne
Perfit a Circle, or maintain his way
One inch direct ; but where he rose to-day
He comes no more, but with a couzening line,
Steales by that point, and so is Serpentine :
And seeming weary with his reeling thus,
He meanes to sleepe, being now falne nearer us,
So, of the Starres which boast that they doe runne
In Circle still, none ends where he begun.
All their proportion’s lame, it sinkes, it swels) [...].
For in ought more this worlds decay appeares,
Than that her influence the heav’n forbeares,
Or that the Elements doe not feele this,
The father, or the mother barren is.
The cloudes conceive not raine, or doe not powre,
In the due birth, downe the balmy showre ;
Th’Ayre doth not motherly sit on the earth,
To hatch her seasons, and give all things birth ;
Spring-times were common cradles, but are tombes ;
And false-conceptions fill the generall wombes ;
Th’Ayre showes such Meteors, as none can see,
Not only what they meane, but what they bee ;
Earth such new wormes, as would have troubled much
Th’Ægyptian Mages to have made more such.
What Artist now dares boast that he can bring
Heaven hither, or constellate any thing,
So as the influence of those starres mav bee
Imprison’d in an Hearbe, or Charme, or Tree,
And doe by touch, all which those stars could doe ?
The art is lost and correspondence too. [...]

Maniériste, le poème l’est d’abord, de toute évidence, par sa subtilité qu’on jugea longtemps excessive — c’est en ce sens péjoratif qu’on parle de poètes « métaphysiques » pour qualifier depuis XVIIIe siècle une famille d’écrivains anglais amis des pointes et d’images étranges, recherchées, aussi détonantes que les couleurs acides des toiles de Pontormo : Elizabeth, selon un enchaînement d’hyperboles métaphoriques peu cohérentes entre elles, se retrouve successivement assimilée à un compas, au régisseur du destin, aux Indes, un cosmos auprès de laquelle, en un étrange effet d’enchâssement, l’univers entier n’est lui-même qu’un raccourci. Mais on aurait tort de voir seulement dans l’enchaînement de ces comparaisons incongrues la seule marque de virtuosité ou la seule recherche d’une originalité à tout prix : le poème est aussi l’expression d’un univers vacillant, ébranlé suite à l’effondrement des systèmes de connaissances.
La crise du savoir, loin de servir d’occasion à une poésie encyclopédique desséchée, débouche ici sur un texte d’une grande humanité, d’une grande compassion d’une hypersensibilité : la mort d’une jeune fille est vécue littéralement comme une fin du monde ; elle est l’occasion d’une description apocalyptique de l’univers. Dans ce poème transparaît la frayeur du poète élisabéthain devant la dissolution et la perte du sens qu’occasionnent les révolutions astronomiques et philosophiques.

  • La douleur et le scandale de la disparition prématurée sont en effet liés à l’actualité scientifique et à la perte des repères : les grandes découvertes, les continents nouveaux et les constellations nouvelles agrandissent le cosmos jusqu’aux dimensions de l’infini ; la ruine de l’ancienne cosmologie entraîne celle de la vision idéale de l’homme comme microcosme (« perdues sont les correspondances »), ou plutôt, s’il y a encore un reste de rapport synesthésique entre les deux, il n’est plus sous le signe de la perfection réflexive, mais de la maladie mortelle : « le monde est malade », « boite », est « disloqué », « comme »l’humanité«  ; sous l’effet du scepticisme philosophique ( »la philosophie nouvelle met tout en doute« ), les certitudes sont balayées, l’ordonnancement du monde éclate ( »out of joynt« , sorti de ses gonds), les liens entre Dieu et les hommes se distendent, les lois de la physique s’écroulent et les cieux imputrescibles sont eux-mêmes soumis à la dégénérescence universelle. L’astronomie a récusé la figure du cercle comme emblème céleste de la perfection : le cours du soleil lui-même est réduit à une sinuosité »serpentine" — c’est-à-dire au symbole même du maniérisme ; au moment même où Képler démontre le cours elliptique des planètes, Donne, par d’autres voies, conclut à la faillite des orbites circulaires et, par conséquent, de l’harmonie des sphères pythagoricienne : la musique céleste cède la place à une insupportable dissonance et à une cacophonie inaudible.
  • Ce « déclin du monde » entraîne la ruine des canons classiques (c’est-à-dire renaissants), de la beauté : Elizabeth seule eût pu servir de critère permettant de définir harmonie, symétrie, et surtout proportion (le mot revient plusieurs fois) qui sont les caractéristiques traditionnels pour définir la beauté « classique ». L’effondrement cosmologique, à quoi répond la perte de la jeune fille, entraîne la ruine de la beauté : l’art, faute de point de référence, sombre nécessairement dans la disproportion, défiguration, allongement des cercles, mélancolie et désenchantement : « la couleur est ruinée » ; « couleur et lustre ont disparu », « les plus belles proportions de la beauté sont mortes ».
  • Les échos subvertis des traditions antiques caractérisent ce poème où l’humanisme est si profondément mis à mal : de Lucrèce, John Donne retient non pas l’évocation du plaisir, mais les pages sombres sur la vieillesse et la stérilité du monde ; de Virgile, il retrouve des échos de la Quatrième Bucolique, mais en les inversant radicalement : à la naissance du garçon Pollion, qui était comme la promesse d’un âge d’or restauré, répond le trépas de la fille, qui marque l’entrée dans un âge de fer sans espoir, et qui ne finira jamais. La subversion est ici complète, et sert à justifier, par les bouleversments scientifiques, l’impuissance à écrire à laquelle il est condamné : c’est non seulement le chagrin de la mort d’Elizabeth, mais tout le cosmos lézardé, qui l’empêchent d’atteindre à la beauté et à l’harmonie, donnés depuis toujours comme les objets de la poésie.

Le Premier Anniversaire, parce qu’il tire directement les conséquences esthétiques des remises en causes intellectuelles de l’automne de la Renaissance, peut ainsi être lu comme le grand manifeste du maniérisme littéraire.

Notes

[1Shakespeare and the Mannerist Tradition, a Reading of Five Problem Plays, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

[3Tragique de l’ombre. Shakespeare et le maniérisme, Galilée, 1990.

[4L’inspiration personnelle et l’esprit du temps chez les poètes métaphysiques anglais, 1960

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