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2.1.1. Mélancolie de la beauté

Le maniérisme artistique trouve son origine réside dans un sentiment d’impuissance face aux chefs-d’oeuvre des maîtres, dont les réussites sont trop éclatantes pour être rejetées, et trop admirables pour être éalgées. Pris entre la pulsion de répétition et l’exigence d’originalité, la génération des disciples qui succèdent aux maîtres de la grande Renaissance aura à cœur, par tous les moyens, de se singulariser, pour tenter, parfois en vain, de tuer ces pères encombrants. Aussi leur art est-il souvent citationnel : les artistes maniéristes reproduisent afin de subvertir ; ils s’attachent à multiplier les références aux œuvres antérieures, à imiter jusqu’à l’outrance la manière des maîtres, pour mieux exercer à leurs dépens l’art du détournement.

Les maîtres trop brillants ont formé des disciples qui n’espèrent même pas les égaler. La mélancolie incurable de ces malheureux élèves apparaît par exemple dans le Journal de Pontormo (1494-1557).

À la fois envieux et dépités, admiratifs et jaloux, ressentant avec une inquiétude tourmentée la faiblesse de leur pinceau, de leurs outils ou de leur plume, il ne reste comme ressource, à ces tenants de la « bella maniera », qu’à jouer indéfiniment avec ces modèles trop parfaits. Le maniérisme est une esthétique qui n’existe que dans l’écart et la prise de distance par rapport aux modèles, aux traditions, aux réussites d’un art précédemment parvenu à son point de perfection. C’est, envisagé dans cette perspective, un anticlassicisme ou du moins un contrepoint au classicisme.

Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le traitement réservé par Pontormo à une scène évangélique canonique, la Déposition de Croix, et de confronter sa version aux exemples renaissants sur le même thème, comme celle de Raphaël.

La toile de Raphaël, composée en 1507 et conservée à la galerie Borghèse, se caractérise par son équilibre, la sérénité du décor, ou encore le naturel des tons et des poses : c’est une oeuvre qui, dans le respect de la tradition antique, atteint à un sommet de perfection « classique ». On reconnaît les personnages mentionnés par les Écritures, en particulier Nicomède et Joseph d’Arimathie, accompagnés d’anges identifiables à leur auréole. Le Christ est montré dans sa souffrance et sa douleur, comme l’indiquent ses blessures aux poignets, au côté et aux chevilles. L’émotion est bien présente, en particulier à travers le personnage de la Vierge, mais tout en retenue et en solennité. L’attention à la fidélité historique est perceptible dans le soin apporté à la représentation du cadre : on reconnaît le Golgotha où le Christ fut crucifié avec les larrons et, à gauche, le tombeau où il sera enterré. La précision est de mise, aussi bien dans la peinture du cadre montagneux que dans la diversité de la flore au pied des protagoniste.

Rien de tel chez le Pontormo [1] : sa toile (Florence, Santa Felicita), réalisée en l’année 1527, dont on a vu qu’elle constituait le terminus a quo du maniérisme, prend ses distances avec les habitudes de la représentation classique qui s’étaient imposées à la Renaissance. Le traitement de l’espace est caractéristique de cette rupture : le Pontormo, peu soucieux de l’anecdote, fait disparaître tous les instruments de la Passion auxquels Raphaël était attaché ; les références à la Palestine, au Calvaire, à la Croix ou au tombeau, se sont évaporées. Ne restent que les personnages, qui saturent la toile et ferment de tous côtés un espace devenu irrespirable, sans échappée vers un décor ; loin de toute velléité d’imitation de la nature, cette Déposition ressemble à une scène de théâtre, comme en témoigne par exemple le sol au premier plan ou les drapés, ou encore la stupéfiante perfection d’un Christ qui a tout d’un acteur et rien d’un cadavre : c’est à peine si, sur cette figure parfaite, on devine les blessures infligées lors de la Passion.

La dimension citationnelle caractéristique du maniérisme est sensible lorsqu’on confronte cette toile à la Piéta de Michel-Ange, où le Christ mort paraît déjà d’une incomparable beauté.

Chez Pontormo, la toile atteint un point d’abstraction tel quel les personnages semblent même suspendus les uns par-dessus les autres, sans souci d’aucun « réalisme ». Au soin de la construction typique de la Renaissance et de l’art de Raphaël s’oppose ici une recherche du mouvement qui tend au déséquilibre des formes : les personnages agglutinés et peu reconnaissables ne laissent deviner qu’une organisation rythmée par les couleurs. Les tons sont acides et crus, et jurent entre eux : on est loin du camaïeu d’ocre du tableau de Raphaël. Les coloris sont de plus irréalistes, ainsi le rose exagéré de la chair du personnage supportant le Christ. On ne saurait en revanche distinguer différents « plans », et la perspective si habilement mise au point par les maîtres elle-même est ici malmenée. Au bel équilibre de la Renaissance succède une dynamique du mouvement : Marie-Madeleine, déséquilibrée, paraît esquisser un pas de danse.

A la sérénité noble, à la « tristesse majestueuse », pourrait-on dire, du tableau de Raphaël, répondent ici un pathétique qu’on pourrait taxer de grandiloquent, dont témoignent les mouvements de la Vierge ou le visage défait du protagoniste du premier plan, dont les yeux tournés vers nous paraissent exiger notre participation compatissante aux souffrances exprimées par les personnages. Le tableau, en effet, était destiné à orner un autel et se trouvait ainsi doté d’une fonction dévotionnelle. La clarté, la cohérence sont négligées au profit de la recherche de l’émotion et de l’expressivité, volontiers dramatique et démonstrative, sensible par exemple dans l’écarquillement des yeux, trait récurrent dans les oeuvres du maître. Le tableau n’évite pas les négligences apparentes ou les provocations désinvoltes, comme le montre l’omission des auréoles, ou la figure de Marie-Madeleine, qui tourne le dos au spectateur comme pour nous inviter à contempler la Vierge Marie. La toile illustre ainsi plusieurs des traits du maniérisme tel que les repérait déjà Jacques Bousquet dans son ouvrage de 1964 [2] : goût pour les formes géométriques, penchant pour la « ligne serpentine », tendance à la déformation des perspectives, vif contraste entre des couleurs crues, ou encore recherche d’atmosphères rares.

Les tenants de la Bella maniera vont s’employer en effet à bâtir leurs œuvres en renversant les principes esthétiques de ceux de la première Renaissance : ces derniers prétendaient fonder leur art sur l’imitation de la nature, alors que les maniéristes, eux, s’épuisent désespérément à imiter les œuvres des maîtres – ou à les lacérer.

À la référence au réel se substitue la citation des œuvres d’art qui précédaient. Au paradigme de la nature succède celui de l’art. Alors que les maîtres de la première Renaissance se souciaient d’imiter le réel en perfectionnant les techniques de la perspective et l’emploi des coloris naturels, ce sont ces maîtres eux-mêmes que les maniéristes imitent, en prenant beaucoup de libertés : c’est dire que l’artiste maniériste est, au contraire de son prédécesseur, « anti-naturaliste » : il aime à se regarder en train de peindre/ou d’écrire ; d’où le goût pour les miroirs et les jeux de miroirs, qui manifestent l’autoréférentialité d’un art qui ne parle que de lui-même. « Au coeur de la pratique di maniera, note ainsi Daniel Arasse, c’est l’attention de l’art à sa propre technique qui devient l’objet d’une attention artistique particulière » [3]. L’univers de l’art devient à cette époque, et pour la première fois, réflexif et autonome. « L’arte di maniera » est ainsi est un « art de l’art », perpétuellement dans le second degré.

Condamnés à refaire par leur admiration stérilisante, vont-ils devoir se livrer au pur ressassement sans espoir ? Certains le croient. Mais lorsqu’ils se laissent tenter par cette voie, leur imitation tend à la caricature : ils reprennent de façon outrancière un répertoire de thèmes, de formes, d’attitude réduits à des clichés, en les vidant de leur contenu comme, en Flandre, Goltzius (1558-1617) ou Martin Heemskerk (1498-1574). Certains des nouveaux artistes tentaient de reproduire de façon aussi fidèle que possible la manière de Raphaël ; Goltzius s’est d’ailleurs rendu coupable d’un canular facétieux, faisant croire que sa gravure, La Circoncision, était de Dürer (facétie et non plagiat : il avait choisi comme décor la cathédrale saint-Bavon et s’était lui-même peint au fond du tableau !). Les historiens ont longtemps jugé ridicule cet acharnement : c’est parce qu’elle n’a pas toujours compris la différence d’état d’esprit qui séparait maîtres et disciples que l’histoire de l’art n’a vu longtemps, dans cette prise de distance, que l’impuissance maladroite d’épigones sans imagination, sans percevoir le dialogue polémique et agressif des disciples envers des maîtres trop parfaits).

Ce refuge dans l’imitation désespérée et outrée n’a toutefois pas été la seule solution esthétique choisie par ces artistes. Pour échapper à la répétition, à la pulsion de mort que représenterait ce geste obsédant, ils vont se servir, pour créer, de leur propre sentiment d’impuissance et de leur propre angoisse face à la perfection de leurs prédécesseurs, en tentant de provoquer la surprise par la nouveauté, l’inattendu, l’inouï, par des expérimentations violemment anticlassiques, et iconoclastes à l’égard de l’œuvre des maîtres.

Cet affranchissement ludique des règles est également visible en architecture : Jules Romain (1499-1546), le meilleur élève de Raphaël, simule un état de ruines dans la nouvelle demeure de plaisance qu’il édifie pour le duc de Mantoue, le Palais du Té. Il pratique en effet des décrochements dans les corniches, joue des contrastes en opposant une pierre à peine dégrossie aux surfaces parfaitement polies. L’alternance de formes travaillées artistement, tandis que d’autres sont laissées à l’état brut, le jeu entre les surfaces rugueuses et lisses traduisent son goût de l’insolite, et confèrent au bâtiment une impression d’inachevé.

L’exemple de Michel-Ange, initiateur du maniérisme, manifeste cette façon dévoyée de reprendre l’héritage des maîtres – en l’occurrence le sien propre. D’abord représentant éminent de la première Renaissance (son « David » est d’un classicisme parfait), il vécut assez pour devenir aussi l’un des grands maniéristes. Dans la dernière partie de sa vie, à la sérénité tranquille d’un Raphaël ou de sa première manière, il oppose les effets de mouvement, de dramatisation, d’énergie, de déformation, de torsion et de contorsions tourmentées des corps sous l’effet de la souffrance. L’œuvre perd en harmonie, mais elle gagne en puissance expressive.

Partout, les maniéristes vont user de la citation, de l’emprunt, non par respect stérile, mais au contraire par goût de l’ironie, voire de la parodie et du scandale. Claude-Gilbert Dubois insiste sur la notion « d’imitation différentielle » dans laquelle il voit le coeur de la démarche maniériste : « la notion d’imitation nous semble la base, explicitement revendiquée, de la création maniériste » ; les artistes de la seconde Renaissance s’abandonnent, selon lui, à une « attitude complexuelle » quasi oedipienne qui prend chez eux la forme d’une « allégeance subversive » [4].

Illustrations

Giorgio Vasari (1511-1574), Autoportrait Federico Zuccari, Artistes dessinant à la manière de Michel-Ange dans la (...) Michel-Ange, Chapelle Médicis (1501-1504) Jules Romain (1499-1546), colonnade du palais du Té, Mantoue Jules Romain (1499-1546), palais du Té, façade d'entrée Martin Heemskerk (1498-1574), Autoportrait Michel-Ange, Jugement Dernier (1537-1541). Chapelle Sixtine Michel-Ange, Jugement Dernier (1537-1541). Chapelle Sixtine. (...) Jules Romain, colonnes torses cannelées

Notes

[1De son vrai nom Jacopo Carrucci, Pontormo est né à Pontorme, près d’Empoli, le 24 mai 1494 ; il fut l’élève de Léonard et d’Andrea del Sarto ; il mourut à Florence, le 2 janvier 1557.

[2Jacques Bousquet, La Peinture maniériste, Paris, Editions Ides et calendes, 1964.

[3La Renaissance maniériste, p. 13.

[4Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, Paris, PUF, « Littératures modernes », 1979.

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