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1.3.2. « Horizon du premier baroque »

En 1970, quelques années seulement après Les Mots et les choses et L’Œuvre ouverte, Yves Bonnefoy donne un essai richement illustré sur le creuset intellectuel bouillonnant que fut la ville de Rome vers le premier tiers du XVIIe siècle : Rome, 1630. L’horizon du premier baroque [1].

Pour expliquer l’efflorescence artistique très particulière qui agite la Ville à cette période incroyablement féconde, il lui faut passer par le détour des bouleversements scientifiques. Selon lui, on ne saurait surestimer l’importance de ce changement de modèle astronomique pour rendre compte de la vértitable « crise » artistique qui secoue toute l’Europe, et d’abord l’Italie. La propension, baroque et maniériste, à la déformation et au décentrement, est d’après lui liée à ce changement de vision du monde et aux perturbations qu’il occasionne sur tout le système de représentation, y compris artistique. Yves Bonnefoy attribue ainsi l’originalité du Caravage, dont la peinture rompt avec la quête renaissante de l’idéal, aux révolutions qui affectent, à l’époque de Galilée, la science des étoiles. Le Martyre du Saint-Matthieu, sombre et déstructuré, ne s’éclaire, selon le poète-essayiste, que lorsqu’on le confronte aux récentes avancées scientifiques :

Toute image harmonieuse du monde est annulée par ces morceaux d’apparence brute, qui semblent arrachés, comme le scoriaque d’un météore, à une nuit indifférente et sans fond. On dirait que l’antique sens, celui que l’homme du Moyen-Âge savait reconnaître en toutes choses, s’est soudain comme infiltré et perdu dans la porosité de cette apparence lunaire - et quand l’enfant du Martyre de saint Matthieu se détourner en poussant un cri, cela fait encore comme un silence. [...] Cette peinture [...] est en fait la liquidation de l’idée même d’un ordre aussi bien dans l’homme que dans l’univers. [...]

Que s’est-il donc passé ? [...] Eh bien, c’est en tout cas le moment de rappeler que cette crise de l’expérience sensible est allée comme de pair avec la suite si remarquable des découvertes qui, en dépit de résistances profondes, y compris chez ceux qui les firent [2] ont changé la face de l’univers, et affaibli l’idée qu’il fût une épiphanie. À la peinture de la Renaissance correspondait une vision du monde bien faite pour en corroborer les aspirations vers la Forme : celle d’un cosmos structuré selon les nombres et les sphères d’une harmonie musicale et en correspondance, aussi bien, par d’exhaustives analogies avec cet autre univers, ce microcosme, cette image divine, l’être humain. Et certes, il y avait la matière pour altérer la perfection du cosmos et la liberté de l’homme, mais les cieux autour de la terre, et les planètes, étaient d’une substance plus noble - et ainsi le pur du créé était déjà presque Dieu dans avoir cessé d’être du visible, ni de nourrir nos sens et féconder nos esprits. Identité du bien et du beau, on le voit, et fatalité d’un art de connaissance. Mais bientôt et admirable édifice, comme dit Hamlet, et avec quel regret, ne va plus faire entendre aussi clairement sa rassurante musique : et cela, non point tant par des changements dans sa structure [...] que pour la nature nouvelle que l’on reconnaît au ciel. C’est à la fin du XVIe siècle que se répand l’idée que la matière - notre matière d’ici - est universelle ; que les astres les plus lointains et « divins » sont comme la terre sur ce point. Et l’on peut déjà pressentir les conséquences sans nombre de cette nouvelle intuition : si les sphères célestes sont corruptibles comme la nature terrestre, voici fermé à jamais le plus superbe chemin par lequel l’exercice des sens ait jamais approché des dieux - et le divin doit être cherché désormais comme transcendance pure, dans une expérience intérieure. [...] Bientôt, de ce Dieu chassé de tout le visible, Descartes effacera les derniers vestiges dans l’appréhension des phénomènes, et ce sera le triomphe de la causalité mécaniste. Quel bouleversement pour les arts qui avaient jusqu’alors la capacité, autant que la charge, de désigner le divin avec les données des sens ! En vérité, la plus grande crise de leur histoire. Il n’est donc pas étonnant qu’avant d’en subir les conséquences, ils l’aient anxieusement pressentie. [3]

C’est au regard de cette hypothèse de la « métaphore épistémologique » que nous allons, pour notre part, confronter les différents arts. Nous allons nous demander non comment art et littérature reflètent le désarroi provoqué par la ruine des savoirs, mais plutôt comment ils participent, au même titre que les travaux des savants, à la prise de conscience et à la formalisation de cette crise de toutes les structures d’une civilisation en pleine métamorphose, et en gestation d’une modernité dont la naissance ne se fera pas en un jour, ni sans heurt. On fera du maniérisme et du baroque deux modalités d’une même métaphore épistémologique, la première, plus ludique, la seconde, plus profonde, plus angoissée et tourmentée, aussi, souvent. Maniérisme et baroque ne sont en rien à oppose terme à terme : les deux notions relèvent au fond deux modes d’approche d’une même crise civilisationnelle.
C’est à cette métaphore épistémologique qu’on s’intéressera maintenant, en tentant de voir comment arts plastiques et littérature évoquent – ou tentent de conjurer – la crise de la conscience européenne.

Notes

[1Yves Bonnefoy, Rome 1630. L’horizon du premier baroque, Paris, Flammarion, « Champs », 2000.

[2Y. Bonnefoy rappelle que Galilée, voulait préserver l’idée d’une harmonie céleste, refusait d’ajouter foi aux ellipses de Képler.

[3Ibid., p. 20-22.

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