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1.3.1. Épistémè

Les ruptures scientifiques ne seront pas sans retentissement sur les écrivains aussi bien que sur les artistes : ceux-ci ne développent pas leur art dans une tour d’ivoire indifférente à l’élaboration des savoirs. Les textes reflètent ce désarroi : les hommes, vers la fin du XVIe siècle ont alors l’impression d’être perdus dans un monde absurde, qu’ils ne comprennent pas, déchu de l’ordre et de l’harmonie.

Michel Foucault, dans Les Mots et les choses [1] donne le nom d’epistémè à tout ce qui constitue, à une époque donnée, les conditions a priori de la connaissance :

Ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque. [2]

L’épistémè apparaît ainsi comme une sorte d’historicisation du transcendantal kantien : les manières de connaître, les façons d’accéder et de se représenter la réalité, varient selon les époques, se succédant les unes aux autres selon des cassures inexplicables. Foucault définit ainsi, dans le chapitre 2 de son ouvrage (« La prose du monde »), l’épistémè de la Renaissance, fondée selon lui sur la ressemblance : celle-ci lui apparaît comme la « position de limite et de condition (ce sans quoi et en deçà de quoi on ne peut connaître) » [3]. Tout notre rapport au monde dépent de cette notion de ressemblance : on ne saurait appréhender le réel autrement que via cette catégorie mentale. Autrement, dit, le savoir renaissant se résout tout entier dans le repérage des similitudes cachées entre les choses.

Cette gnoséologie est indissociable d’une ontologie sur laquelle elle repose (ou plutôt, comme le suggère Foucault, qu’elle fonde) : la théorie renaissante de la connaissance suppose en effet que le monde soit ordonné, régi par des correspondances susceptibles d’être décelées par l’esprit humain ; les humanistes considèrent en effet qu’il existe dans le monde un système de ressemblances qui tisse le cosmos d’innombrables relations : par-delà les distances, des liens de convenance et d’émulation unissent les objets et leur permettent d’interagir, l’analogie « assur[ant] le merveilleux affrontement des ressemblances à travers l’espace ». Le langage joue un rôle décisif dans ces mécanismes du savoir dans la mesure où les mots et les choses ne sont pas entièrement séparés : les objets, qui portent des marques silencieuses révélant les liens qu’ils entretiennent entre eux, sont en définitive des signes dans cet univers conçu comme un texte géant . Connaître, en effet, n’est pas autre chose que repérer ces sympathies : dans le monde de la Renaissance, le savoir se confond avec les similitudes. Le poète, grand utilisateur de figures, assure alors une fonction herméneutique : c’est à lui qu’incombe la tâche de déchiffrer les identités lointaines et d’exhiber les signatures déposées sur les choses par l’Auteur divin.

L’âge baroque correspond au moment où s’effondre l’âge des similitudes : le monde craquelle, les ressemblances chancellent, les similitudes sont perdues, l’ordre et les proportions désormais introuvables. Ne reste que le souvenir enchanté (mais aussi parfois tragique) de cette époque heureuse où les mots ressemblaient aux choses qu’ils désignaient de façon nécessaire. Le moment baroque surgit des ruines de la confiance renaissance en l’existence d’un lien organique entre les « mots » et les « choses », les signes et leurs référents.

Au début du XVIIe siècle, en cette période qu’à tort ou à raison on à appelée baroque, la pensée cesse de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance. La similitude n’est plus la forme du savoir, mais plutôt l’occasion de l’erreur, le danger auquel on s’expose quand on n’examine pas le lieu mal éclairé des confusions. […] L’âge du semblable est en train de se refermer sur lui-même. Derrière lui, il ne laisse que des jeux. Des jeux dont les pouvoirs d’enchantement croissent de cette parenté nouvelle de la ressemblance et de l’illusion ; partout se dessinent les chimères de la similitude, mais on sait que ce sont des chimères ; c’est le temps privilégié du trompe-l’œil, de l’illusion comique, du théâtre qui se dédouble et représente un théâtre, du quiproquo, des songes et visions ; c’est le temps des sens trompeurs ; c’est le temps où les métaphores, les comparaisons et les allégories définissent l’espace poétique du langage. Et par le fait même le savoir du XVIe siècle laisse le souvenir déformé d’une connaissance mêlée et sans règle où toutes les choses du monde pouvaient se rapprocher au hasard des expériences, des traditions ou des crédulités. Désormais les belles figures rigoureuses et contraignantes de la similitude vont être oubliées. Et on tiendra les signes qui les marquaient pour rêveries et charmes d’un savoir qui n’était pas encore devenu raisonnable. [4]

Exactement vers la même époque, Umberto Eco nomme « métaphore épistémologique » cette transposition, dans l’art, de la culture et de l’état des idées à une époque donnée :

À chaque époque, la manière dont se structurent les diverses formes d’art, révèle – au sens large, par similitude, métaphore, résolution du concept en figure – la manière dont la science ou, en tout cas, la culture contemporaine voient la réalité. [5]

Umberto Eco, prenant divers exemples dans l’histoire de la pensée, s’arrête aux périodes médiévale et baroque :

L’œuvre de l’artiste médiéval reflète sa conception du cosmos comme hiérarchie d’ordres établis une fois pour toute. Si elle est un message pédagogique, une structuration monocentrique et nécessaire (jusque dans la rigueur des mètres et des rimes), c’est qu’elle reflète une science syllogistique, une logique de la nécessité, une conscience déductive, selon lesquelles le réel se manifeste peu à peu, sans imprévu et dans une seule direction, à partir de principes qui sont à la fois ceux de la science et de la réalité. L’ouverture et le dynamisme baroque rappellent l’avènement d’une nouvelle étape dans la connaissance scientifique. La substitution de l’élément visuel à l’élément tactile, l’importance donnée du même coup à la subjectivité, l’intérêt quittant l’être pour l’apparence, en architecture comme en peinture, renvoient aux nouvelles philosophies et psychologies de l’impression et de la sensation, à l’empirisme qui réduit en une série de perceptions la réalité de la substance aristotélicienne. D’autre part, l’abandon du point de vue privilégié, du centre dans la composition, accompagne la vision copernicienne de l’univers et l’élimination définitive du géocentrisme, avec tous ses corollaires métaphysiques. Dans l’univers scientifique moderne comme dans l’architecture ou la peinture baroques, les parties ont valeur égale, le tout aspire à se dilater à l’infini, l’homme ne se laisse plus limiter par aucune loi idéale du monde et tend à une découverte, à un contact toujours renouvelé avec la réalité. [6]

Le décentrement manifeste particulièrement à quel point, comme le suggérait Eco, l’esthétique maniériste est bien « métaphore épistémologique » de la crise de l’univers ptoléméen, qui lui aussi tend à décentrer l’homme et à le perdre dans les recoins de l’univers infini : « L’abandon du point de vue privilégié, du centre dans la composition, accompagne la vision copernicienne de l’univers et l’élimination définitive du géocentrisme, avec touts ses corollaires métaphysiques » [7]. L’art se fait ainsi, ajoute-t-il encore « l’écho plus ou moins précis de certaines tendances de la science contemporaine » (idem).

La métaphore épistémologique, telle qu’elle est définie dans l’Œuvre ouverte, permet ainsi de désigner la manière dont l’art et la littérature véhiculent un savoir sur leur époque – et permettent l’accès à la connaissance d’une connaissance, avant même, souvent, que celle-ci ne soit explicitement détachée ou définie comme telle, avant qu’une prise de conscience réflexive ne s’en empare de façon théorique : la révolution culturelle se fait le plus souvent d’abord dans l’art, avant d’être formalisée dans un discours rationnel. La crise scientifique n’explique pas la crise esthétique : l’esthétique pressent, donne des instruments aussi, pour penser les bouleversements de la science. Art et savoir apparaissent comme différentes manifestations d’un esprit du temps – ou plutôt, de ce que Foucault appelait une épistémè. Eco considère l’homogénéité des différents discours sur le monde, quel que ce soit le lieu disciplinaire d’où ils procèdent : à une époque donnée, art, littérature ou physique décrivent une même vision du monde, chacun par des voies qui leur sont propres et selon des modalités particulières : discours rationnel, tableau ou poème, par exemple. Selon le sémiologue, c’est ainsi l’art tout entier (ou la littérature) qui sont « métaphore épistémologique » d’un climat de pensée – on a envie de dire, comme Robert Ellrodt à propos des métaphysiques anglais, d’un « esprit du temps » qui innerve toutes les pratiques scientifiques, philosophiques ou encore esthétiques d’une époque : la notion de « métaphore épistémologique » permet ainsi de découvrir une « unité des comportements culturels », de « rendre homogènes et traduisibles tous les propos qui concernent le monde » (1965, p. 310) ; aussi convient-il donc, pour bien comprendre une époque, de saisir simultanément les productions de l’esprit sous leurs différents aspects.
En mettant l’accent sur le travail de déplacement (« métaphore ») opéré par l’œuvre artistique ou littéraire, Eco avait le mérite de mettre à distance trois tendances de la critique littéraire, deux appartenant en propre à la critique historiciste et qui consistent à réduire le texte littéraire au statut de document sur un fait culturel, philosophique et scientifique, ou, à l’inverse, à proposer du texte une série d’élucidations ponctuelles et factuelles (selon la théorie du reflet) ; enfin, une troisième tendance, celle de la critique formaliste, qui isole le texte de son environnement imaginaire et épistémologique.

Gisèle Venet, dans son ouvrage sur Shakespeare [8], propose même que les poètes anticipent la prise de conscience de ces ébranlements de la conscience avant que philosophes et théoriciens ne les aient nettement formalisés : « Comme si un travail des mentalités préparait ou modifiait celui de l’histoire des idées, comme si toute œuvre littéraire était toujours anticipation créatrice, métaphore épistémologique d’une conscience réflexive à venir » [9]. Yves Bonnefoy, on va le voir dans le point suivant, avait lui aussi laissé entendre cette dimension d’anticipation de l’art et de la littérature, capable de percevoir l’ébranlement des certitudes avant même qu’un édifice théorico-philosophique permette de le concevoir rationnellement.

Notes

[1Michel Foucault, Les Mots et les choses [1966], Paris, Gallimard, « Tel », 1990.

[2Michel Foucault, « Sur la justice populaire, débat avec les maos », Entretien de 1972, in Dits et écrits, 1954-1988, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, II, 1970-1975, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1994, p. 1239.

[3Michel Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 83

[4Les Mots et les choses, op. cit., p. 65

[5Umberto Eco, L’Oeuvre ouverte, Le Seuil, « Points », 1965, p. 28.

[6Ibid., p. 28-29.

[7Ibid., p. 20

[8Shakespeare et ses contemporains [1985], Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002.

[9Ibid., p. 6.

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