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1.2.5. Mystères du corps humain

Aristote n’est pas le seul à voir son prestige remis en cause : Galien, l’un des pères de la médecine (IIe siècle), en fait aussi les frais. La médecine, en effet, ne se fondait pas alors sur l’observation directe des organes, mais sur la lecture des œuvres antiques, dont les auteurs étaient supposés avoir fait eux-mêmes, une fois pour toutes, les analyses nécessaires. L’on se contentait alors de répéter et nuancer les propos de Galien. Jusqu’à ce que cette conception sclérosée s’effondre sous les coups de médecins audacieux : Paracelse, qui privilégie une approche chimique de l’art médical ; André Vésale, qui décide de regarder de ses propres aux yeux les organes du corps ; Harvey, qui montra comment le sang circule dans les veines et les artères

 1.2.5.1. Le corps humain en métamorphose

Paracelse (1493-1541), tout en restant très attaché à la magie naturelle propre à la pensée de la Renaissance, bouleverse l’ancienne conception héritée de Galien en privilégiant une approche plus expérimentale et en mettant en avant l’intérêt de la chimie. Si sa méthode reste plus dangereuse qu’efficace au plan thérapeutique, il n’en ouvre pas moins la voie à la médecine moderne.

Né à Bruxelles, André Vésale (1514-1564) contribua aussi à saper l’édifice médical galéniste et aristotélicien. commence ses humanités à Louvain, puis étudie la médecine à Paris (1533-1536). Comme Copernic et les astronomes, il se défie des savoirs livresques transmis depuis Aristote, et décide de recourir à des observations, à des expériences pour asseoir son savoir. Or, le résultat des expérimentations diffère considérablement de ce qu’on enseignait alors. Passionné par l’anatomie, il en vient à déterrer en secret des cadavres au cimetière des Innocents et à dérober des pendus au gibet de Montfaucon. À vingt ans, il démontre que la mâchoire inférieure de l’homme est composée d’un os unique, contrairement à ce qu’enseignait Galien. Nommé professeur d’anatomie à Padoue, il quitte l’Italie en 1544 et se rend à Madrid pour devenir médecin de Charles Quint puis de son successeur Philippe II ; à ce titre il est appelé en consultation à Paris, en 1559, au chevet d’Henri II blessé à mort lors du tournoi donné en l’honneur du mariage de sa fille avec Philippe II : il apparaît ainsi, sans être nommé, dans l’épisode correspondant de La Princesse de Clèves. Il quitte l’Espagne (1563) et meurt peu après avoir fait naufrage au retour d’un voyage à Jérusalem.

C’est durant la partie padouane de sa vie (1537-1544) qu’il rédige, fait illustrer et imprimer le texte de la célèbre De humanis corporis fabrica ; impressionné par les nombreuses erreurs qu’il relève en comparant les textes anatomiques de Galien avec les cadavres humains qu’il dissèque, Vésale entreprend de corriger les inexactitudes du maître en rappelant que celui-ci n’avait disséqué que des animaux (singes, en particulier). Vésale décrit le corps humain tel qu’il l’a étudié au cours de ses nombreuses dissections et il illustre son récit par d’admirables planches anatomiques, gravées soit sur cuivre soit sur bois.

Vésale, Fabrica (1543), planche anatomique

Bien que présenté par Vésale, dans la préface, comme l’œuvre d’un disciple de Galien, De corporis humani fabrica libri septem (Bâle, 1543) provoque un énorme scandale chez les disciples du maître de la médecine. L’Église a l’impression que son assise est liée à l’ancienne science. Elle se braque contre ces nouveaux savoirs, et interdit les dissections, considérées comme une profanation de ce temple du Saint-Esprit qu’est le corps. L’ouvrage connaît un immense succès en Europe, mais Vésale est attaqué par les traditionalistes, menés par son ancien maître Jacques Sylvius.

Matteo Realdo Colombo, De Re anatomica, 1559
Ce frontispice est attribué à Véronèse

Son œuvre sera poursuivi par Matteo Realdo Colombo (1510-1559), qui découvrit la circulation pulmoniare ; l’année de sa mort paraît De re anatomica dont le frontiscpice attribué à Véronèse représente une dissection. Celle-ci va finir par devenir un genre pictural, illustré par exemple à plusieurs reprises par Rembrandt (1606-1669).

Rembrandt (1606-1669), Leçon d’anatomie
Rembrandt a peint plusieurs dissections : celle-ci est la plus fameuse

 1.2.5.2. Des humeurs à la circulation sanguine

Portrait de William Harvey (1578-1657)

Au séisme provoqué par les dissections de Vésale, qui anéantissent l’ancienne image de l’homme, s’ajoutent un autre tremblement de terre, venu d’Angleterre celui-là, et dû à l’Anglais William Harvey (1578-1657) : il découvre en effet, dans les années 1610, la circulation du sang, dont il publie la théorie en 1628 (Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus).

Harvey, dans cet ouvrage, fait l’hypothèse que le sang circule dans le corps en circuit fermé. Il démontre la communication entre les différentes parties de l’appareil circulatoire, le rôle primordial du cœur, qui fait office de pompe aspirante et refoulante, et il réfute les vieilles conceptions sur la fonction du foie, considéré jusque là comme organe du système digestif intervenant dans la « seconde coction » (c’est-à-dire cuisson) des aliments. Il appuie sa démonstration sur des dissections de cœurs, et calcule la quantité de sang brassé par le cœur en une heure, concluant sur la nécessité d’un circuit dont le cœur serait le centre, d’où le sang partirait et ferait retour. L’expérience du garrot, qui met en évidence le gonflement des veines, corrobore cette supposition. Son schéma est cohérent, et sera confirmé par la médecine moderne : le sang est propulsé dans les artères, tandis que les veines le ramènent vers le cœur. Harvey montre ainsi le caractère incessant de la circulation au cœur et met en évidence le rôle des valvules.

Harvey, Anatomia (1655), planche
Harvey met en évidence la circulation sanguine, qui invalide l’ancienne médecine humorale

Cette découverte du mécanisme de la circulation du sang, une des plus importantes du XVIIe siècle, bouleversa les notions héritées de Galien. Cette théorie est en effet incompatible avec le système des humeurs enseigné depuis Hippocrate et Galien ; Harvey sape ainsi les fondements mêmes de la médecine de l’époque, de même que l’idée, chère à la Renaissance, d’une harmonie entre le corps humain parfait et le cosmos, l’être humain n’étant, aux yeux des humanistes, qu’un univers en raccourci. Les galénistes pensaient ainsi que le cœur était au corps ce que le Soleil était au monde : la découverte de Harvey réduit en poussière cette vieille thèse ésotérico-physique, sur laquelle était fondée, par exemple, Le Microcosme de Maurice Scève.
Molière tirera toutes les conséquences de cette nouveauté en montrant que, Harvey ayant raison, la médecine de son temps n’est que charlatanerie, et n’a pas la moindre chance de guérir quiconque, dans la mesure où elle est construite sur une vision absolument fausse de l’organisme. Ses médecins ridicules sont des anti-circulationnistes, et désignés ainsi dans le texte, par exemple dans le Malade imaginaire :

Thomas Diafoirus, tirant de sa poche une grande thèse roulée, qu’il présente à Angélique.

J’ai, contre les circulateurs, soutenu une thèse, qu’avec la permission de monsieur, j’ose présenter à mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit » (1673, acte II, scène 5)

Diafoirus, en effet, n’est pas circulationniste, et continue de penser que l’équilibre physiologique est fondée sur l’harmonie de quatre humeurs répandus dans l’organisme. Aussi nombre de bons esprits (dont Riolan et Guy Patin, entre autres) nièrent violemment la circulation du sang, qui obligeait à repenser la médecine à zéro, tandis que d’autres (dont Descartes, puis Molière) s’y rallièrent d’emblée. Harvey devint célèbre et eut une clientèle très nombreuse. Il fut médecin de Jacques Ier puis de Charles Ier.

Illustrations

Vésale, Fabrica, 1543 (planche)

Feuilletoir



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