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1.2.1. Le Ciel pulvérisé

Le XVIe siècle voit la chrétienté occidentale, unie depuis mille ans, se déchirer et s’épuiser dans des conflits, nationaux et civils, d’une violence inouïe.

 Le syncrétisme renaissant

La redécouverte enthousiaste de l’Antiquité par les humanistes renaissants aurait pu entraîner d’emblée un conflit entre les valeurs chrétiennes et la culture gréco-latine : dans l’Antiquité, en effet, un « choc des civilisations » avait opposé ces deux religions, et le christianisme n’avait pu s’implanter et se diffuser qu’au prix de la ruine du polythéisme. Après avoir été persécutés par les païens, les chrétiens avaient à leur tour arraché les vieilles croyances du coeur de l’Empire.

Or, à la Renaissance, rien de tel ne se produisit d’abord. Les humanistes, loin d’être frappés par un éventuel antagonisme entre leur foi et celle des Anciens qu’ils affectionnent, s’attachent au contraire à montrer la pleine compatibilité entre les enseignements des philosophes grecs et latins d’une part, et ceux du Christ, des Apôtres et des Pères de l’autre. Ainsi, au temps des Médicis, Marsile Ficin (1433-1499), fondateur de l’’Académie néopatonicienne de Florence, propose un Commentaire du Banquet de Platon dans lequel il présente la philosophie du maître athénien comme une propédeutique aux Evangiles.

L’humanisme renaissant développa ainsi une conception de la religion assez syncrétique. Les tenants de cette position considéraient que la pensée de Platon ou la philosophie stoïcienne préparaient les révélations chrétiennes, loin d’y contrevenir. Les dieux du Panthéon classique, ou le Ciel des Idées, n’étaient finalement que d’autres noms donnés au Dieu chrétien ou à la cour céleste. Tout se passe comme si, par leur propre effort pour accéder à la sagesse, les philosophes et les poètes de l’Antiquité étaient parvenus à se hisser jusqu’au seuil des vérités chrétiennes. On trouverait dans les arts et la littérature bien des manifestations de cette convergence. Le programme iconographique de la chapelle Sixtine illustre ainsi cette coïncidence rêvée entre ces deux portions de l’héritage antique : Michel-Ange y met en effet en étroite correspondance les sibylles du paganisme, prêtresses chargées d’exprimer la volonté des dieux, et les prophètes de l’Ancien Testament : Joël est ainsi représenté en vis-à-vis de la sybille de Delphes, Ezéchiel de celle de Cumes.

La sibylle de Delphes
par Michel-Ange, chapelle Sixtine, 1509
Le prophète Joël
par Michel-Ange, chapelle Sixtine, 1509
La sibylle de Cumes
par Michel-Ange, chapelle Sixtine, 1509
Le prophète Ezéchiel
par Michel-Ange, chapelle Sixtine, 1509

Cette corrélation suggère que la fracture entre le polythéisme latin et la religion juive n’est qu’apparente : sibylles et prophètes annoncent, obéissant aux mêmes inspirations célestes, la venue du Messie, et proclament, parallèlement, le même espoir en l’immortalité de l’âme. Les deux religions en apparence antagonistes cheminent en fait vers une même Vérité, celle du christianisme, qu’accomplira l’Incarnation de Dieu en la personne de Jésus.

On trouve un peu plus tard, dans la France renaissante très influencée par l’humanisme italien, le même type de fusion des croyances. Ainsi chez Ronsard (1524-1585) :

Car Jupiter, Pallas, Apollon, sont les noms
Que le seul Dieu reçoit en maintes nations
Pour ses divers effets que l’on ne peut comprendre,
Si par mille surnoms on ne les fait entendre
(Hymne de la justice, 1555-1556, v. 473-476)

Les dieux païens ne sont ici que d’autres noms pour définir les attributs du Dieu chrétien : du fond de leur polythéisme, et sans le savoir explicitement, c’était, à travers les divinités de leur Panthéon, autant de visages du vrai Dieu qu’adoraient confusément les Anciens. On s’explique ainsi pourquoi le Dieu de la Sixtine ressemble autant à Jupiter tonnant, sans que ce rapprochement iconographique puisse choquer les partisans d’un syncrétisme « pagano-chrétien ».

Michel-Ange, Chapelle Sixtine, détail

Aux yeux les humanistes renaissants, les auteurs classiques étaient si profonds et si sages qu’ils ne pouvaient pas ne pas être chrétiens, pour ainsi dire malgré eux.

 La remise en question protestante

Mais si un certain humanisme a, notamment en Italie, tenté une conciliation entre les deux pans d’un héritage auquel il était simultanément attaché, le développement de l’imprimerie, de la lecture et de la critique des textes a toutefois entraîné d’autres savants, eux aussi à leur façon adeptes d’un retour « ad fontes », une sévère contestation de ce syncrétisme ; au nom d’un retour au texte même de la Bible, et aux enseignements du Christ et des Apôtres, des chrétiens ont repoussé la solution de conciliation religieuse à laquelle s’était ralliée l’Église de Rome, et ont fini par prôner la rupture avec cette dernière : c’est une des raisons qui présidèrent à la naissance du protestantisme, dont on situe l’acte de naissance le 31 octrobre 1517, lorsque Martin Luther (né et mort à Eisleben, 1483-1546) a placardé sur la porte du château de Wittenberg ses 95 thèses condamnant la pratique des indulgences, c’est-à-dire le rachat, contre espèces sonnantes, d’années de Purgatoire.

Portrait de Jean Calvin

D’autres Réformateurs, plus radicaux, exigeront une fidélité évangélique parfaite, pure de toute contamination païenne, et purifiée également des interprétations médiévales des Écritures saintes, contestant ainsi tout l’édifice doctrinal et ecclésiastique progressivement mis en place au cours du Moyen-Âge, et auquel les catholiques donnent le nom de « Tradition ». Les Réformateurs remirent ainsi en cause plusieurs des croyances les plus partagées jusque là par l’ensemble de la chrétienté, comme le dogme de la transsubstantiation, ainsi que certaines pratiques qui, pour n’être pas imposées par la Bible, n’avaient jusque-là jamais fait difficulté, comme le culte des saints, celui de la Vierge ou celui des reliques. Le plus célèbre de ces réformateurs fut Jean Calvin (1509-1564), qui fit de Genève la capitale de la religion réformée.

Au XVIe siècle, ce sont mille ans de chrétienté qui volent en éclats, opposant les fidèles de Rome aux dissidents. Cette fracture de l’Église heurte les consciences, en particulier lorsque, à partir du milieu du siècle, elle se confronte militairement au catholicisme.

En France, huit conflits ravagèrent le royaume dans la seconde moitié du XVIe siècle. Si les premières persécutions commencent dans les années 1520, les positions se radicalisent à partir des années 1550 sous le règne de Henri II. Les guerres commencent en 1562 et ne se terminent qu’en 1598, lorsque Henri IV proclame l’édit de Tolérance (édit de Nantes). Le conflit reprendra malgré tout un peu plus tard sous Richelieu [1]. Ces conflits entraînent une profonde crise morale : les hommes de l’âge baroque ne sont plus sûrs de leur croyance. Au cours des guerres de religion, les Européens expérimentent l’absence d’un Dieu que, pendant des siècles, on avait cru tout proche :

Où suis-je, ô mon Dieu ? Mais ô mon Dieu, où es-tu toi-même ? Car voilà, je te cherche au monde et je ne t’y trouve point... Pourquoi t’étranges-tu de moi ? » (Jean de Sponde, 1557-1595)

Notes

[1Prise de La Rochelle en 1628

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