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0.1. Une étrange parenthèse de l’histoire littéraire

Les catégories de maniérisme et de baroque littéraires ont été élaborées tardivement ; leur légitimité a beau être contestée, il n’en reste pas moins qu’elles ont fourni en leur temps des instruments d’analyse propres à ressusciter un pan oublié de notre patrimoine littéraire.

Il est, dans l’histoire littéraire, des périodes qui ont focalisé l’attention des lecteurs et des critiques : la Pléiade (1553-vers 1580), les décennies classiques (1660-1680), le Romantisme (1830-1850). D’autres, en revanche, ont plutôt rencontré désaffection et désintérêt. Ce fut longtemps le cas des dernières décennies du XVIe siècle et les premières du XVIIe siècle. Tout se passait comme si, une fois que les dernières étoiles de La Pléiade se furent éteintes (Ronsard meurt en 1585), et avant que le Soleil classique fût arrivé à son zénith (Louis XIV naît en 1638), une profonde nuit s’était abattu sur le monde des belles-lettres.

Le chapitre consacré à cette période dans L’Histoire de la littérature française de Lanson (1857-1934) [1] s’intitule seulement « Transition vers la littérature classique », et le critique n’est pas plus tendre pour les écrivains des années 1620-1630 : d’Aubigné, d’Urfé, ou encore Mlle de Scudéry, sont pour lui autant d« attardés et égarés » [2]. Les poètes, Desportes ou Saint-Amant, sont des descendants maladroits de Ronsard, ou des devanciers sans génie de La Fontaine. Il dénonce dans tout cela une « incroyable confusion des résistances, des reculs, des contradictions, des aberrations de toute nature » [3]. Lanson a hâte d’en venir au moment classique.

La position lansonienne eut pendant longtemps force de loi. Lagarde et Michard, dans leur fameuse collection à l’usage des élèves de Lycée rédigée vers le milieu du siècle dernier, expédient en une quinzaine de lignes les poètes de la génération de 1560 : Du Bartas (1544-1590) et Desportes (1546-1606) appartiendraient à la « seconde génération » de La Pléiade [4] et, paralysés par le souvenir de leur maître Ronsard, ils auraient sombré dans toutes sortes de défauts, comme la « grandiloquence » ou le « verbalisme » pour le premier, et la « mièvrerie » pour le second, « qui n’évite pas toujours le maniérisme », le mot étant chargé de connotations négatives.

Il faudra croire nos deux professeurs sur parole : ils ne citent pas même une ligne à l’appui de leur jugement assassin. Bertaut (1552-1611) est à peine mieux traité : non que nos anthologistes lui aient fait les honneurs d’un sonnet – ce serait aller trop loin – mais du moins le poète est-il censé avoir « préparé la voie à Malherbe et Corneille » et ainsi, comme Desportes en ses meilleurs endroits, « il annonce le classicisme » [5]. Tel est le sort peu glorieux des malheureux écrivains nés trop tard ou trop tôt : les uns, les »attardés", regardent en arrière, vers une splendeur passée, et sont incapables de renouveler une veine poétique épuisée : ils se contentent de prolonger maladroitement, jusqu’au règne de Henri IV, l’esprit de la Renaissance. Les autres, « précurseurs » maladroits d’un autre âge d’or, ne se voient pardonnés leurs « irrégularités » qu’à condition d’annoncer gauchement l’aurore d’un nouveau jour, « le siècle de Malherbe et du classicisme. » [6]

Ainsi, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, et même aux yeux de bons esprits, les années 1580-1640 représentaient une béance, comme une grand nuit sombre séparant deux moments d’équilibre et de pureté, celle de la Renaissance et celle de la raison classique. La critique ne savait que faire des Sponde, Chassignet, ou d’Aubigné, qu’ils se contentaient de taxer au mieux de post-ronsardiens ou de pré-classiques. Pour ne rien dire de la foule des autres, les obscurs, les sans-grades, qui n’avaient pas été réimprimés depuis l’époque où ils avaient été publiés pour la première fois, et que personne ne lisait plus guère : La Ceppède, Hopil, Gabrielle de Coignard et bien d’autres, qui aujourd’hui ont tous bénéficié d’une ou plusieurs éditions critiques.

Car on s’étonne, avec le recul du temps, d’un tel aveuglement. Les manuels des lycées, plus lucides de nos jours qu’ils le furent naguère, accordent la part belle à ces auteurs « fin de siècle », qui n’eurent ni la chance de vivre avant les guerres de religion, ni le bonheur d’être pensionnés par Louis XIV pour chanter ses louanges. Desportes et Du Bartas, mais aussi Saint-Amant, Tristan, d’Urfé et quelques autres trouvent désormais des lecteurs ; et le théâtre du premier dix-septième reçoit aujourd’hui des spectateurs. Rotrou, Théophile de Viau, Sorel et Scarron furent mis, ces dernières années, aux programmes de l’Agrégation, attestant l’importance prise par ces écrivains qu’on ne traitait encore naguère, au mieux, que de minores [7].

C’est à la catégorie de maniérisme, ainsi qu’à celle de baroque remise à l’honneur par Jean Rousset, qu’on doit la résurrection de cette kyrielle d’auteurs méprisés ou oubliés, qui vécurent entre Montaigne et Pascal, et qui valaient mieux que de passer pour des écrivains de transition. Les termes de maniérisme et et de baroque nous révélèrent, selon le mot de Henri Focillon (1881-1943), « l’envers de la France sévère », une époque bariolée, mal pensante, chatoyante, irrégulière, qui séduisit ou fit scandale en un temps où on réduisait tout le XVIIe siècle à une vision étriquée du règne de Louis XIV, entendu comme celui de la raison, de la mesure et des unités. C’est tout un pan inconnu de la littérature et de la pensée qui fut alors mis au jour, un automne de la Renaissance à la fois chatoyant et mélancolique ; ces notions, et particulièrement celle de baroque, suscitèrent dans les années 1950-1960 l’enthousiasme et l’engouement ; de surprenants massifs d’oeuvres oubliées surgissaient, qui ne s’accordaient guère avec la vulgate scolaire et universitaire. En un temps où le classicisme était assorti de valences idéologiques, où il était senti comme l’incarnation culturelle et littéraire d’une certaine idée de la nation et de la grandeur française, il a pu sembler exaltant aux uns, et impudent aux autres, de considérer que le pays de la raison pût avoir été aussi celui de la fantaisie, du rêve et de la bigarrure.

Ce qu’on voudrait retracer ici, avec le recul de plusieurs décennies dont nous disposons maintenant, c’est à la fois l’histoire exaltante de cette redécouverte, et celle de la remise en question de ces notions de maniérisme et de baroque qui parurent d’abord si fécondes. En quelques années, vers le milieu du XXe siècle, tout un pan négligé de l’histoire de notre littérature a surgi pour ainsi dire du néant. Du Bartas, si admiré en son temps, dispute de nouveau la palme à Ronsard, et l’on préfère parfois la fantaisie libertine d’un Théophile aux pesants anathèmes d’un Boileau, dont les œuvres en Bibliothèque de la Pléiade sont depuis longtemps épuisées [8]. Comment un tel renversement a-t-il été possible ? C’est de cette histoire dont nous allons parler ici, non sans ignorer les vives polémiques qui ont accompagné cette exhumation d’un patrimoine oublié.

Notes

[1Gustave Lanson, Histoire illustrée de la littérature française, [1894], Paris et Londres, Librairie Hachette, 1923.

[2Ibid., p. 275

[3Ibid.

[4André Lagarde et Laurent Michard, XVIe Siècle. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1968, p. 166.

[5Ibid. Les auteurs du célèbre manuel font brièvement état des recherches contemporaines sur le courant baroque dans le tome suivant de leur anthologie, p. 13... avant de fermer cette rapide parenthèse et de réaffirmer que « le génie français a réagi très tôt dans le sens de la discipline, de l’ordre et de la régularité, Lagarde et Michard soulignent...

[6XVIe Siècle, op. cit., p. 166.

[7Parmi les premiers manuels scolaires à avoir fait la part belle au baroque figure celui de Xavier Darcos et Bernard Tartayre, XVIIe Siècle, Paris, Hachette, « Perspectives et confrontation », 1987. « La mouvance baroque en poésie » occupe ainsi une cinquantaine de pages bien informées (p. 17-65)

[8Boileau fait actuellement toutefois l’objet d’une redécouverte, comme l’atteste la publication récente de Delphine Reguig intitulée Boileau poète (Classiques Garnier, 2016)

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